Les confettis de la BCE
Francfort (Allemagne) -- Le point presse de la Banque centrale européenne à Francfort ressemble à une petite messe à la liturgie bien ordonnancée.
Il tranche avec la brutalité des fins de réunion des ministres des Finances du G7 ou de ceux du Pétrole de l'OPEP. Pourtant, l’exercice est sous haute surveillance depuis quelques années. Et tout ça à cause d’un lancer de confettis…
Toutes les six semaines, le monde entier peut suivre en direct sur Internet Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne, énoncer et commenter devant nous les décisions de politique monétaire prises par l’institution gardienne de l’euro.
Bien entendu, le commun des mortels a mieux faire que de suivre cela, et c’est à nous, correspondants économiques d’en tirer les enseignements. Notre cadre de travail paraît bien confortable, si on le compare à celui des G7 Finances ou de l’OPEP, où des confrères racontent mener un combat de gladiateur pour arracher qui le communiqué final, qui la déclaration d’un officiel.
La « grand-messe » de Francfort est plus policée. On y écoute un compte-rendu adopté par le conseil des gouverneurs au complet, et qui comprend notamment les dix-neuf chefs des banques centrales, à l’issue leur réunion en matinée au 41ème étage de la tour principale.
Leurs décisions, sur le niveau des taux directeurs, ou sur des mesures moins conventionnelles comme le fait d’imprimer de la monnaie pour acheter de la dette, visent à contenir le taux d’inflation dans la zone euro à un niveau « proche mais inférieur à 2 % ». Et ces décisions, guettées par les marchés comme la parole d’un oracle, ont un impact direct sur les marchés des changes et les cours de bourse.
On ne plaisante donc pas avec l’exercice du point presse pour écouter la bonne parole, vous l’aurez compris.
Chaque journaliste qui participe à la conférence de presse a dû s’accréditer en temps et en heure – aucune exception n’étant tolérée, règle de la maison. La procédure est allégée pour les « watchers », les habitués des lieux à qui un badge annuel a été attribué, et dont je fais partie. L’examen est nettement plus fouillé pour les nouveaux venus quand on se déplace pour la première fois ou de manière irrégulière. en devant alors apporter la preuve de son activité professionnelle.
Le jour J, nous sommes contrôlés à trois reprises pour pénétrer l’imposante tour de verre et d’acier à l’Est de la métropole financière : d’abord dans un local servant de sas d’accès au périmètre de la BCE, puis au guichet d’accueil dans l’immense hall d’entrée, enfin avant de pénétrer dans la salle de presse du 5ème étage dans le bâtiment réservé aux conférences. A chaque fois, prière de montrer sa carte d’identité et sa carte professionnelle.
Ce luxe de précautions découle d’un incident remontant à un certain 15 avril 2015. A peine la conférence de presse démarrée, une jeune activiste a bondi sur la table devant laquelle Mario Draghi s’exprimait, lui lançant un sac de confettis et des tracts à la figure tout en scandant à tue-tête : « Arrêtez la dictature de la BCE ! ».
La jeune allemande, Joséphine Witt, avait pu déjouer les procédures alors légères pour accéder aux lieux, en se faisant passer pour une journaliste free-lance travaillant pour une revue culturelle. Un mensonge que personne n’avait vérifié.
Son coup d’éclat, au final bien inoffensif, aura toutefois laissé des traces. Grâce à elle, si l’on peut dire, chaque journaliste se voit désormais attribuer un emplacement précis, comme dans un train ou un avion, dans la salle de presse où sont disposées, face à l’estrade, des rangées de chaises avec tablette rétractable. On prend connaissance de sa place sur un tableau électronique situé à l’entrée de la salle.
La BCE assure qu’il n’y a pas de règle fixe en matière de placement, mais le hasard faisant peut-être bien les choses, les agences et quotidiens financiers de premier plan se retrouvent souvent au premier rang, face au président.
Il m’est parfois arrivé d’être placé en plein milieu de cette rangée, à deux pas de la tribune. Si bien qu’au moment de poser mes questions à Mario Draghi, micro en main, j’avais l’impression d’être dans un face-à-face.
Comme un match de foot, qui démarre à l’heure précise, la conférence de presse de la BCE se tient les jeudis à 14 heures 30 pétantes. Mario Draghi entre dans la salle une poignée de minutes auparavant, accompagné de Vitor Constancio, le vice-président portugais de la BCE, avec qui il échange des derniers mots, et la cheffe de la communication, Christine Graeff. Une équipe de gorilles assure leur protection, mais il ne viendrait à personne l’idée de se précipiter sur le puissant banquier pour lui demander une déclaration exclusive.
Une équipe de gorilles assure leur protection, mais il ne viendrait à personne l’idée de se précipiter sur le puissant banquier pour lui demander une déclaration exclusive.
Mario Draghi prend place sur le podium. C’est l’instant où les photographes, tenus jusqu’alors à quelques mètres de distance, se précipitent vers lui pour mitrailler le personnage.
L’Italien, debout, fixe les objectifs tout en portant son regard au-dessus de la meute. Il toise la salle du regard, saluant certains journalistes familiers d’un regard plus appuyé. J’en fais partie, assistant depuis 2010 aux réunions de l’institution. Christine Graeff multiplie elle aussi les clins d’œil vers certains confrères.
Vient alors le moment attendu de tous, par nous autres dans la salle, et des milliers de scrutateurs à l’extérieur - traders sur les marchés, économistes de banque, professeurs d’université, journalistes… - : la lecture du « communiqué introductif » du conseil des gouverneurs, un texte aride résumant les décisions prises le jour et expliquant en détail l’analyse économique et monétaire qui les sous-tendent.
Quand Mario Draghi commence à parler, personne n’a encore dans les mains le texte qu’il a sous les yeux et qu’il prononce méticuleusement, mot à mot, s’interdisant toute fantaisie. La plupart d’entre nous écoutent l’Italien pendant que nos yeux restent braqués sur le communiqué de la séance précédente. Un truc qu’un journaliste aguerri du Financial Times m’avait donné.
Explication : si une bonne partie du communiqué ressemble à du copié-collé de la fois d’avant, le journaliste averti sait quel passage particulier est susceptible de connaître ce jour-là un glissement sémantique, qui sera immédiatement interprété comme un indice de changement, même subliminal, dans la conduite de la politique monétaire pour la zone euro. Avec des répercussions immédiates, le cas échéant, sur les marchés.
Exemples récents, datant de la conférence de presse pour une fois délocalisée en Estonie, à Tallinn, le 8 juin dernier : les risques sur la croissance étaient jusqu’à présent « orientés à la baisse », les voici subitement « largement équilibrés »….
Les taux d’intérêt pourraient se situer à un « niveau encore inférieur » lisait-on précédemment, la notion a désormais disparu.
Autant de nouveautés de langage méritant d’alerter sans délai les clients de l’AFP. Les confrères en soutien à Francfort et Berlin passent rapidement à l’action.
Vient le temps de la session des questions et réponses, un exercice que la BCE n’entend pas moins maîtriser que la première partie. Avant toute conférence, le service de presse, assisté des équipes de conseillers économiques au sein de la BCE, a imaginé toutes les questions susceptibles d’être posées et y a apportées des éléments écrits de réponses, pour faciliter l’oral du président.
Rien d’étonnant dans ces conditions que ce dernier puisse répondre parfois sur plusieurs minutes, en balayant un large spectre du sujet. Et en plaçant des mots clés. A Tallinn, Mario Draghi a explicitement utilisé « prudence », « confiance » et « persistance » pour donner un cadre plus large à ses explications que celui ardu de la politique monétaire.
Ce genre de détails se règle quelques instants avant la conférence de presse, lors d’un dernier briefing à huis-clos entre la directrice de communication et le président, et plus en amont avec ses proches conseillers.
Pendant que le journaliste pose sa question, Mario Draghi l’écoute attentivement, regarde ses notes, esquisse un sourire, quand assis à sa droite, Vitor Constancio ne peut parfois s’empêcher des froncements de sourcils ou hochements de tête quand l’énoncé ne lui semble pas pertinent.
Face aux questions imprévues, Draghi offre une réponse souvent écourtée, voire évasive mais jamais irréfléchie.
Christine Graeff a la main posée sur la liste des questionneurs, qu’elle met à jour au fur et à mesure que les doigts se lèvent. Il se murmure que des confrères seraient choyés plus que d’autres mais la BCE jure, la main sur le cœur, que ce n’est pas le cas.
Quand il en était le président jusqu’à octobre 2011, Jean-Claude Trichet décidait lui-même qui avait droit à la prochaine question, en pointant l’heureux élu de son index au bout d’un bras tendu.
Il est bientôt 15 heures 30, le temps pour une « final question », en anglais, et Mario Draghi repart avec sa chemise de documents sous les bras, devisant comme à son arrivée avec Vitor Constancio. Là encore personne ne songerait à se lever pour tenter d’arracher une ultime déclaration.
Restant un moment dans la salle, j’échange quelques vues sur la réunion avec des confrères, ainsi qu’avec le « staff » du service de presse. Puis la plupart des journalistes regagnent leurs rédactions. Pour d’autres, comme moi, c’est la salle de presse située un étage au-dessus.
La messe a été dite, et si elle sonne parfois creux, ou déborde au contraire d’annonces stratégiques, on sait déjà que ce rituel désormais bien huilé s’accomplira à nouveau six semaines plus tard.