Une mort incroyable
Quand j’ai appris la mort de Fidel Castro, j’étais un peu incrédule, je n’arrivais pas y croire.
Nous sommes vendredi soir et je viens de me coucher. Il est presque minuit quand je reçois un coup de fil de « Roque », Adalberto Roque Velazquez, photographe, l'un des piliers de notre bureau à La Havane.
« Fidel est mort, Raul (Castro, son frère) vient de l’annoncer à la télévision», me dit-il, et il raccroche…
Avant de prendre mes fonctions, il y a un peu plus de deux ans, on m’avait bien dit, comme à la dizaine de mes prédécesseurs, que j’aurai sans doute à couvrir la disparition de Castro.
Mais Fidel était devenu comme un personnage surhumain. Sa santé était un secret d'Etat strictement maintenu et nous n’avions aucun élément pour prédire sa fin prochaine, alors que nous nous y attendions depuis si longtemps.
Juste après le coup de fil de « Roque », je descends, je branche la radio, rien, la télévision, rien, et sur les réseaux sociaux, rien.
Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? Aucune mention de cette nouvelle historique nulle part.
Je ne peux pas envoyer une telle nouvelle juste avec ça. Alors je rappelle « Roque ».
-« Je ne vois rien, tu es sûr de ce que tu as entendu ? »
-« Oui, je l’ai enregistré »
-« Tu peux me faire écouter ? »
-« Oui, quand je serai au bureau »
-« C’est quand ? »
-« Dans une demi-heure »
C’est beaucoup trop long. Je lui demande de retourner à son domicile, où il pourra me faire entendre le fichier son, illisible depuis son véhicule.
Entretemps, j’appelle le chef de la rédaction du bureau, Hector Velasquo. Il n’a pas entendu Raul Castro à la télé. Mais il a reçu un appel d'un autre journaliste du bureau, « Rigo », Rigoberto Diaz, dont la femme assure avoir vu l’annonce de la mort de Fidel.
Cela coche une case de plus, même si on ne voit toujours rien sur les réseaux et que les médias officiels restent muets. Il faudra cinq heures au quotidien du parti communiste Granma pour publier l’information sur son site internet.
Et puis rapidement, un peu après minuit, « Roque » me rappelle de chez lui et me fait écouter la bande.
Je rédige le « Flash » depuis chez moi avant de l’envoyer au desk.
Il est 00h16 à Cuba, 06h16 à Paris et sur le fil de l’agence on peut lire: « Fidel Castro est mort (Raul Castro) ».
Le « Flash », c’est la priorité Une, sur les quatre que compte notre production texte. C’est celle qui permet à une nouvelle exceptionnelle de griller toutes les files d’attente de l’actualité dans les systèmes d’information des clients.
Avec l’adrénaline, j’en ai oublié de signer avec mes initiales. C’est le journaliste au desk à Paris qui mettra « bur », l’abréviation de « bureau ».
Au fond, c’est assez approprié.
Cette nouvelle, j’aurai eu le privilège de l’écrire, et je m’en souviendrai toujours. Mais derrière, il y a le travail de toute une équipe, avec ses membres actuels, mais aussi de tous ceux qui les ont précédés, sans oublier celui du « réseau » de l’agence, au siège et ailleurs.
Ce travail, il est dans le dossier énorme, prévu de longue date et tenu à jour, avec sa kyrielle de papiers, de graphiques, de photos, de vidéos, qui va maintenant débouler chez les clients de l'agence.
Je fonce au bureau, profitant de la demi-heure de trajet pour annoncer la nouvelle à plusieurs diplomates. Encore debout ou pas, aucun n’est au courant. Dans les rues de La Havane, tout est calme.
Le seul indice c'est que la musique, d'habitude omniprésente, va se taire progressivement. Et ceux qui faisaient la fête, avec elle.
Mais à cet instant peu de monde connait déjà la nouvelle. Une fois arrivé, je constate que nous sommes très sûrement les premiers à l’avoir annoncée en dehors de Cuba.
Tout le monde a débarqué au bureau, en pleine nuit, et s’est mis au travail. Cette mobilisation est d'autant plus impressionante que l'on sent bien la très forte émotion de mes collègues cubains.
Le plus stupéfiant, et ce qui les touche sans doute, c’est la façon choisie pour annoncer une telle nouvelle, sans avertissement d’aucune sorte, et sans aucun détail ensuite.
La déclaration de Raul Castro aura duré à peine une minute, se concluant par un tonitruant: "Jusqu'à la victoire, toujours!", l'antienne bien connue du Comandante.
Tout le monde savait que Fidel Castro n’était pas en grande forme, mais rien ne filtrait sur son état réel.
Nous n’avions eu qu’un petit indice, si l’on peut dire, la semaine précédant son décès.
Il s’était entretenu avec le président vietnamien Tran Dai Quang, mais sans recevoir le lendemain le Premier ministre Canadien Justin Trudeau, malgré la forte amitié le liant à son père Pierre-Elliott Trudeau.
Tout cela est derrière nous, maintenant. On ne pense plus qu’au travail. Et quand on s’arrête, c'est pour réfléchir aux jours à venir.
La première journée va compter plus de 24 heures, et nous savons que pendant au moins une semaine les nuits seront courtes.
L’arrivée des renforts est un soulagement. Ils sont onze à débarquer, journalistes texte, photo, vidéo.
C’est aussi un défi, entre obtenir des accréditations, trouver des logements, des téléphones, des moyens de déplacement. Difficile d’être autonome quand on arrive ici au pied levé.
Et mieux vaut faire les choses dans les règles, au risque de subir le même sort que des dizaines de journalistes refoulés cette semaine faute de visa adéquat.
En même temps, c’est l’une de mes plus grandes satisfactions, le travail en équipe. C’est vraiment grisant d’appartenir à une grande maison.
J’ai eu beaucoup de chance professionnellement, ici. J’ai vécu l’amorce de réconciliation de Cuba avec les Etats-Unis, obtenu une rare interview du ministre des Affaires étrangères, et maintenant ça.
Je suis vernis, et tout prêt à partager cette chance avec ceux qui m’ont précédé. C’est un peu de leur héritage que je mets à profit aujourd’hui. Un exemple ? Plusieurs de mes talentueux prédécesseurs reconnaîtront leur patte dans de nombreux papiers du dossier Castro de cette semaine.
Ce billet a été écrit avec Pierre Célérier à Paris.