Une fenêtre sur l’âme de Cuba
LA HAVANE, 4 avril 2016 – Certains comparent le Malecón à une fenêtre qui donne sur l’âme de Cuba. Alors, pendant la visite historique dans l’île communiste du président américain Barack Obama, je vais faire un tour sur cette célèbre avenue de front de mer, magnifique et déliquescente, où le tout La Havane se promène au crépuscule. Et je constate que l’âme de Cuba est en effervescence.
Les habitants de La Havane ont de nombreuses raisons d’aller sur le Malecón. D’abord parce que dans cette ville surpeuplée, la belle promenade qui longe la mer des Caraïbes offre de l’espace, du grand air, et le plaisir de se retrouver au milieu d’une foule qui n’est là que pour se détendre. Dans un pays où le salaire moyen est de vingt dollars par mois et où les gens vivent souvent dans de minuscules appartements subdivisés, on se rend sur le Malecón parce que c’est gratuit et parce qu’on n’a pas grand-chose d’autre à faire.
Il y a aussi les pêcheurs et les prostituées. Les premiers sont assis sur le mur, essayent d’extraire de la mer un peu de nourriture ou de revenus supplémentaires. Les secondes battent le pavé, guettant les touristes étrangers toujours plus nombreux. Et enfin il y a les simples rêveurs, ceux qui viennent ici pour contempler le grand large.
Noyades et requins
A Cuba, la mer scintillante est à la fois chargée d’espoirs et de cruelles réalités. Pendant des décennies, les habitants de La Havane se sont accoudés sur le parapet du Malecón en fantasmant sur une nouvelle vie de l’autre côté du détroit de Floride, loin de la répression politique, de la pauvreté, de l’isolement et de la paralysie due à l’embargo américain. Beaucoup passaient à l’acte, risquaient leur vie à bord de bateaux de fortune, voire sur de simples chambres à air, pour tenter de gagner les Etats-Unis. Certains se faisaient prendre. D’autres finissaient noyés ou dévorés par les requins.
Aujourd’hui, enfin, les Cubains aperçoivent à l’horizon autre chose que des rêves de fuite. Ils voient une revitalisation de leur pays grâce à aux relations normalisées avec le grand voisin américain. Ils voient des flux entrants de touristes et d’investisseurs, là où il n’y avait que des flux sortants d’émigrants.
Scène post-apocalyptique sur le Malecón
A l’arrivée d’Obama, le 20 mars, je m’attends à trouver le Malecón bondé de Cubains espérant entrevoir l’énorme limousine blindée du président, « The Beast », qui va foncer le long du front de mer vers la première étape du programme – une balade dans la vieille ville. Mais l’avenue est vide. Désespérément vide. Comme dans une scène post-apocalyptique.
Je commence par mettre ça sur le dos de la pluie, inhabituellement intense, qui tombe sur La Havane cet après-midi-là. Mais cela n’explique tout de même pas qu’une ville qui bouillonnait d’excitation à l’approche de la première visite d’un président américain en quatre-vingt-huit ans soit soudainement devenue si sombre, si morne… J’observe plus attentivement les quelques personnes qui traînent sur le Malecón. Il y a quelques touristes étrangers. Tous les autres, avec leurs regards durs et leurs carrures athlétiques, sont de toute évidence des policiers en civil.
Je ne tarde pas à découvrir qu’ils sont partout dans les environs du Malecón. Seuls ou par paires, ils sont postés à chaque coin de rue. Alors que je cherche désespérément à interviewer des Cubains qui ne soient pas des policiers, j’aperçois un groupe d’une vingtaine de personnes qui se protègent du déluge sous un abribus. Je me dirige vers eux et je tombe sur des Américains, des Français, des Espagnols, ainsi que sur deux autres policiers. Heureusement il y a aussi un « vrai » Cubain. Il a 42 ans, il s’appelle Ariel et il est ingénieur.
« Ils ne veulent pas qu’on s’approche du parcours de la visite », m’explique-t-il. Ce « ils » ne désigne pas que la police secrète, mais aussi le président Raul Castro en personne. « Peut-être qu’ils m’ont laissé passer parce que j’ai l’air d’un touriste avec mon sac sur le dos », avance Ariel.
Foule sélectionnée
Pendant les trois jours que dure la visite officielle, le gouvernement ne relâche pas ses efforts pour éloigner les Cubains ordinaires de la famille Obama. Le président se retrouve bien au contact de la foule, devant la cathédrale de La Havane, ou encore pendant un match de baseball Cuba-Etats-Unis. Mais il s’agit d’une foule triée sur le volet, d’un simple élément du décor, d’événements qui ne sont que des mises en scène.
Ce n’est pas très surprenant, mais ça reste triste quand on se rappelle que le régime cubain est né d’un soulèvement populaire contre une dictature, d’une noble révolution qui, encore de nos jours, est quotidiennement mythifiée par les médias officiels. Mais si les autorités cubaines démontrent leur capacité à contrôler la rue, leur capacité à contrôler l’humeur de la population semble beaucoup moins convaincante. Impossible de dissimuler l’optimisme, et même la joie que l’on sent partout face à la perspective d’une réconciliation avec le vieil ennemi « impérialiste ».
Tout en se protégeant à la fois de la pluie et des oreilles des policiers, Ariel m’avoue qu’il est aux anges de voir cette visite d’Obama en finir avec presque soixante ans de confrontation et de propagande anti-américaine virulente. « Depuis que je suis enfant, j’entends parler de la Révolution, de la lutte contre les Etats-Unis », me dit-il. « C’est un moment vraiment historique. C’est énorme ! »
Quand Obama et Castro donnent une conférence de presse conjointe, retransmise en direct à la télévision d’Etat, le contraste est saisissant entre le président américain qui répond avec aisance et parfois avec humour aux questions des journalistes, et le président cubain qui reste figé et terne. Un peu plus tard, Obama prononce un discours dans un théâtre, également en direct à la télé. Au moment où il lance un appel à la démocratie, une partie de l’auditoire se met à applaudir à tout rompre. Même soigneusement sélectionné par les autorités, même en présence de Raul Castro, le public n’a pu se retenir. A la tribune, le président cubain garde un visage de marbre.
Et Obama à peine parti, un nouveau vent de changement se met à souffler sur Cuba : les Rolling Stones.
En Europe et en Amérique du Nord, un concert des vieux Stones, avec son lot de tubes antédiluviens mais toujours immensément populaires, c’est toujours à la limite de l’auto-parodie. Mais à Cuba, où le groupe mythique ne s’est jamais produit et où le rock a longtemps été considéré comme « la musique de l’ennemi », c’est de la dynamite. « Comme l’arrivée du Messie », me dit un rockeur cubain.
Le soir du concert à La Havane, jamais la volonté des autorités cubaines de tout observer, de tout contrôler, n’a paru aussi vaine. Le spectacle est gratuit. Le terrain est vite complètement envahi par les spectateurs, et la foule commence à déborder sur les toits des immeubles environnants. « Enfin, les temps changent !» lance Mick Jagger, et la foule entre en transe.
Bien sûr, Obama et les Rolling Stones retournent rapidement chez eux, et après cette courte fête la vie reprend son cours à Cuba. Mais alors que le Malecón retrouve son visage habituel, ses milliers de badauds qui traînent jusque tard dans la nuit pour bavarder, flirter, jouer de la musique ou regarder la mer, il semble clair que quelque chose a changé pour de bon dans l’île.
Tous les écoliers cubains l’apprennent : la Révolution est née dans les montagnes de la Sierra Maestra. Qui sait si la prochaine ne naîtra pas sur le Malecón, parmi tous ces gens avec de grands rêves et sans rien à faire ?
Sebastian Smith est un journaliste de l’AFP basé à Rio de Janeiro. Suivez-le sur Twitter (@SebastianAFP). Cet article a été traduit de l'anglais par Roland de Courson