Opération Neptune

A bord du Vigilant -- "Possibilité d'embarquer 24 heures à bord d'un SNLE. Êtes-vous disponible ?" Quand le message de la Marine me parvient, je ne prends même pas la peine de réfléchir. "Oui bien sûr". Tant pis s'il faut bousculer son agenda, renoncer à d'autres projets. L'occasion est si rare ! SNLE, sous-marin nucléaire lanceur d'engins ... 

A l'idée de pénétrer au cœur de la dissuasion nucléaire française, un des endroits les plus secrets et les plus emblématiques de la défense nationale, je suis presque saisie de vertige. A quoi ressemble le confinement dans un monstre de métal, bourré de missiles nucléaires, par plus de 350 mètres de fond ? Me reviennent en mémoire les reportages de Nathalie Guibert, journaliste au Monde, qui a passé un mois en 2014 à bord d'un sous-marin. Et le titre surtout du livre tiré de cette expérience : "Je n'étais pas la bienvenue"...

Le Vigilant, dans la base de la Force océanique stratégique, à l'Ile Longue, près de Brest. (AFP / Valérie Leroux)

Bon, advienne que pourra. Je suis d'un naturel confiant. La Marine sait ce qu'elle fait. L'enseigne de vaisseau Hedwige, qui va m'accompagner durant ce périple, ne m'a laissé que quelques consignes très sommaires : «ne pas apporter de produits de toilette contenant du gaz propulsif » (non recyclé à bord par les systèmes de filtrage), « pas de matériel électronique » (confidentiel défense oblige).

Rien de très intimidant. Un seul point m'inquiète sourdement, l'hélitreuillage prévu au final pour nous extraire du sous-marin, un sénateur et un magistrat sont aussi du voyage. Au vu de la moue d’un habitué à l'évocation de cette manœuvre, je sens que je vais peut-être passer un mauvais quart d'heure. Qu'importe.

Sur le pont du Vigilant, sous l'oeil d'un commando, avant d'embarquer à bord, 30 septembre 2016. (AFP / Valerie Leroux)

Rendez-vous est pris à bord d'une vedette de la Marine nationale dans la rade de Brest. Direction L'île Longue, le saint des saints de la dissuasion nucléaire, où les SNLE stationnent loin des regards indiscrets. Filets tendus sous l'eau, caméras de surveillance, commandos...L'approche est ultrasécurisée. N'est pas le bienvenu celui qui n'a pas le bon badge ou le bon accompagnateur !

Au bout de l'île se détache la masse sombre d'un cétacé prêt à s'élancer hors de son abri, "le Vigilant", un des quatre SNLE de la flotte française, qui compte aussi six sous-marins nucléaires d'attaque basés, eux, à Toulon.

Zone d'assemblage, en mars 2007, du missile à têtes nucléaires M51 qu'embarque le Vigilant. (AFP / Marcel Mochet)
Essai de tir du missile balistique M51, depuis le centre de Biscarosse, le 30 septembre 2015. (AFP / DGA ESSAIS DE MISSILE -ECPAD)

 

L'île Longue est une ruche, avec ses ingénieurs atomiciens, ses mécaniciens, ses missiliers chargés de monter les têtes nucléaires sur leurs vecteurs.....et ses sous-mariniers.

A l'approche du Vigilant, la frénésie devient palpable. L'équipage achève les préparatifs d'embarquement, pour 70 jours de patrouille au long cours. Les derniers marins empruntent la passerelle séparant le quai du sous-marin, grimpent dans le "kiosque", la tourelle qui surplombe le submersible et se glissent dans l'antre de la "bête" par un étroit conduit de 80 cm de diamètre.

Avant la plongée. (AFP / Valérie Leroux)

Bienvenue à bord du Vigilant ! L'espace de quelques instants, l'oxygène semble se raréfier, un sentiment d'oppression vous envahit. Puis la respiration reprend son rythme, plus normale. Il va bien falloir s'y habituer. En immersion, l'air est fabriqué et recyclé à bord.

La côte déjà s'éloigne, le sous-marin procède aux ultimes tests, réglages, accompagné d'un hélicoptère et d'un aviso qui constituent sa garde rapprochée aussi longtemps qu'il reste en surface.

Chacun est concentré sur sa mission. L'un des sous-mariniers - la moyenne d'âge est de 30 ans -  en est à sa première patrouille. Ses gestes sont précis, calmes, son mental en acier trempé. "Cela fait six mois qu'on se prépare. La majorité d'entre nous a déjà été en patrouille, il y a une espace de compagnonnage", dit-il.

A la barre du Vigilant. (AFP / Valérie Leroux)

Que ressentent tous ces hommes à cet instant précis, à l'idée d'être coupés du monde, de leur famille pendant 70 jours ? La réponse est unanime: "Nous, on part, on fait ce qu'on a choisi de faire. Le plus dur c'est pour l'épouse, la compagne qui reste derrière et va devoir tout gérer en notre absence !"

Dans le poste central de navigation. (AFP / Valérie Leroux)

Je me suis déjà presque acclimatée, dans ce monde hors normes, quand soudain un maudit mal de mer venu de nulle part me  pétrifie ! Comment un submersible de 140 mètres de long et 15.000 tonnes peut-il virevolter de la sorte en surface, au gré de la houle ? "Avec sa coque lisse et ronde, il flotte comme un bouchon", m'explique avec malice un officier.

Rien à faire, sauf à s'allonger ou prendre un médicament qui vous plonge dans la somnolence. Certains marins portent bien un patch anti nausée derrière l'oreille. Mais il fallait l'apposer préventivement, avant le départ. Le supplice va durer des heures, aussi longtemps que Le Vigilant reste en surface.

Le maître en charge des provisions du bord. (AFP / Valérie Leroux)

Dès qu'il s'enfonce dans les profondeurs, le malaise disparaît, comme par enchantement. Le sous-marin franchit les seuils de plongée avec un naturel déconcertant, fermement et sûrement.

L'équipage trouve son rythme de croisière, entre tours de quart, repas et phases de repos.

Il se met à apprivoiser le silence, règle d'or à bord. Dès qu'il fait trop de bruit, le sous-marin devient détectable et donc vulnérable. Pour diluer toute trace acoustique, qui permettrait aussitôt son identification sur les sonars ennemis, chaque son est amorti, vibration de machines, ouverture de sas, etc....

Pendant 24 heures, je vais vivre au rythme de ces hommes, tenter de comprendre leur mission, le ressort ultime de leur motivation aux limites de l'extrême.

"Au final, on vit à bord comme dans une petite ville, sans se rendre compte qu'on est sous l'eau", relativise Bertrand, 33 ans, responsable des torpilles.

N'ont-ils pas tout de même le sentiment d'être des chevaliers de l'apocalypse, avec les centaines d'Hiroshima en puissance dissimulés dans leurs soutes à missiles ? "Chacun doit se poser la question +et si un jour on devait tirer?+. Quelqu'un qui répondrait +non, je ne suis pas prêt+ n'a rien à faire ici", répond tranquillement le premier maître William. 

Dans le compartiment abritant les missiles à têtes nucléaires M51. (AFP / Valérie Leroux)

Au final, la vie à bord semble presque facile. L'espace est plutôt généreux, avec deux ou trois couchettes par carré, une cafeteria accueillante et des sanitaires, toilettes et douches, en nombre.

Rien à voir avec la promiscuité rencontrée par Nathalie Guibert à bord de son sous-marin nucléaire d'attaque (SNA). "On ne s'y croise pas. Les épaules d'un seul homme remplissent l'espace. On ne peut bouger sans toucher quelqu'un", écrit-elle. 

Des vivres fraîches dans le compartiment des torpilles. (AFP / Valérie Leroux)

Il faut dire que la différence est aussi de taille entre les SNLE, "gros porteurs" de charges nucléaires, et les SNA, véritables "chasseurs" de la mer, deux fois plus petits que leurs congénères. En attendant la prochaine génération de sous-marins d'attaque, les Barracuda...

Pour toutes ces raisons, les femmes ne seront admises que sur les SNLE, à compter de l'an prochain. Une petite révolution en perspective. "La première promotion avec des femmes officiers, c'était il y a 25 ans dans la Marine. Cela n'a pas forcément été facile au début. Maintenant, la Marine a géré et elle gèrera", assure le commandant du Vigilant, le capitaine de vaisseau Cyril de Jaurias.

Le boulanger du bord. (AFP / Valérie Leroux)

   Nathalie Guibert a essuyé les plâtres, dans l'univers plus rude des SNA. A bord du SNLE, il me semble que la mixité tracera plus vite sa route. A aucun moment, l'officier de communication qui m'accompagne,  Hedwige, et moi-même n'avons eu le sentiment d'être bousculées. Nous ne sommes restées aussi que quelques heures….

Au terme de mon séjour, le pacha déroule avec délice le rituel associé à tout baptême sous les mers. Je me dois de faire honneur à la "confrérie" en dégustant un verre d'eau de mer pure, prélevée dans les profondeurs même de l'océan. Puis on me remet un parchemin attestant que j'ai bien pénétré dans le royaume de Neptune ainsi qu'un livret de plongée dûment tamponné décomptant mes "seize heures et trente-six minutes" passées sous l'eau.

La cafétéria du bord. (AFP / Valérie Leroux)

Le temps presse, le sous-marin a refait surface, un hélicoptère tournoie déjà au-dessus. J'enfile non sans mal une volumineuse combinaison orange sensée assurer mon salut en cas de chute à la mer et remonte, engoncée dans cette improbable tenue "Casimir", le "massif" (ensemble d'échelles) qui conduit tout droit au sommet du sous-marin, à l'air libre. J'ai juste le temps de jeter un œil sur la mer sombre et mauvaise qui nous entoure et sur le câble qui descend de l'hélicoptère. Une force invisible me tracte soudain dans le vide, la masse noire du Vigilant s'éloigne, comme happée par les flots. 

La mission s'achève pour moi, elle commence vraiment pour les 110 hommes d'équipage. Je penserai souvent ensuite à eux, tapis au fond de l'océan, 70 jours durant.