Face à face avec la mort
MANILLE – J’étais jeune. J’étais sur le point de me marier. Et je me suis retrouvé nez à nez avec la mort.
C’était il y a vingt-cinq ans. La mort, ce jour-là, s’est incarnée en énorme nuage gris en forme de chou-fleur. Et ce nuage fonce droit sur nous à la vitesse d’un avion à réaction et dans un fracas de tonnerre, comme des milliers de chevaux déferlant au galop. Encore aujourd’hui, je me demande comment j’ai pu survivre.
Le chou-fleur, c’est une nuée ardente, un nuage de gaz brûlant et de blocs de roche vomi par le mont Pinatubo, un volcan du nord des Philippines qui, en ce 15 juin 1991, explose de façon spectaculaire après avoir grondé pendant des mois. C’est l’une des plus importantes éruptions du XXème siècle, qui fera plus d’un millier de morts et déréglera durablement le climat de toute la planète.
A l’époque, je travaille à Manille comme photographe pour une agence japonaise et, avec une poignée de collègues, je traîne dans la région du mont Pinatubo depuis quelque temps. Cela fait des semaines que le volcan crache des cendres dans le ciel et que les scientifiques prédisent une éruption majeure. Alors nous sommes là et nous attendons.
Le mont Pinatubo, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Manille, a commencé à se réveiller au mois de mars précédent. Depuis lors, je me suis déjà rendu à deux reprises près de la montagne pour photographier les scientifiques du gouvernement dans leur poste d’observation, accessible après une heure de marche à travers la forêt tropicale. Début juin, tous les hameaux du flanc ouest du Pinatubo sont devenus des villages-fantôme. La population a été évacuée par les autorités, et l’Institut philippin de vulcanologie et de sismologie, le Phivolcs, a imposé une zone interdite de dix kilomètres de rayon à partir du sommet du volcan. Quand, le 13 juin, le Phivolcs a annoncé une éruption imminente, nous avons à nouveau rappliqué en nombre au pied du volcan.
Le 15 juin au lever du jour, quelques heures avant le cataclysme, une journaliste d’une télévision locale, Charie Villa, rapporte qu’une éruption qui s’est produite durant la nuit a peut-être tué plusieurs habitants d’un village qui ont refusé de quitter leurs maisons. Nous sautons dans trois camionnettes brinquebalantes et nous fonçons sur place.
Alors que nous roulons sur la piste de terre, nous entendons deux explosions phénoménales. Mais, croyant que nous sommes suffisamment loin du volcan pour être en sécurité, nous continuons notre chemin. Les trois véhicules sont équipés de radios VHF qui nous permettent de communiquer entre nous. Les téléphones portables sont encore inconnus à l’époque.
Soudain, à la radio, on entend une voix suraiguë crier : « regardez ! Ce n’est pas une éruption verticale ! Elle arrive droit sur nous ! »
C’est là que, horreur, nous voyons le nuage monstrueux qui dévale la pente de la montagne. Nous hurlons aux chauffeurs de faire demi-tour et d’appuyer sur le champignon. Notre seul espoir de salut, c’est de semer la nuée ardente qui, avec ses gaz à mille degrés, calcine tout sur son passage. Dans notre fuite désespérée, les camionnettes doivent bien foncer à 100 km/h sur la piste rocailleuse, mais par rapport à la coulée, nous avons l’impression d’avancer dans un char à bœufs.
Je regarde vers l’arrière. Le nuage mortel n’est plus qu’à quelques centaines de mètres, brûlant l’air, crachant des flammes et des éclairs. Dans quelques instants, il sera sur nous.
Je commence à paniquer. J’ôte ma chemise et je me couvre la tête avec. Malgré la gravité de la situation, mes collègues trouvent la scène suffisamment ridicule pour en rire. « Ted, qu’est-ce que tu fous ? Tu crois vraiment que ça va te protéger de ÇA ? »
Et moi je continue à gémir. « Je vais mourir, je vais mourir… »
« Ferme ta gueule ! » me crie un collègue.
Je n’en reste pas moins persuadé que ma dernière heure est arrivée. Dans ma tête couverte par ma chemise, les pensées se bousculent. « Oh mon Dieu, mes parents, mes frères, ma sœur, ma future femme, qu’est-ce qu’ils vont devenir si je meurs ? »
Puis je me ressaisis. Si c’est la fin pour moi, eh bien, ainsi soit-il. Et j’arrête de pleurnicher.
A un moment, un de mes collègues se rappelle soudain de la raison de notre présence ici. Il ouvre la portière arrière et commence à prendre des photos de la nuée ardente qui nous poursuit. Je commence par m’écrier : « mais qu’est-ce qu’il fait ! » Puis je saisis mon propre appareil photo et je l’imite. Le véhicule derrière nous semble tout petit et sur le point d’être happé par la coulée brûlante.
Plus tard, je me demanderai comment j’ai pu réussir à prendre des photos depuis le véhicule lancé à pleine vitesse. Je me souviens de la portière ouverte qui claquait brutalement, de nos corps malmenés à l’arrière de la camionnette. Et je ne sais toujours pas ce qui a finalement empêché le chou-fleur mortel de nous engloutir. Je me rappelle seulement qu’un vent violent s’est tout à coup mis à souffler, que le nuage de cendres a subitement eu l’air de se désintéresser de nous et s’est mis à monter vers le ciel. Sur le moment, nous sommes sonnés, incrédules. Comment avons-nous pu nous en tirer ? La météo prévoyait une grosse tempête pour ce jour-là dans la région. Mais pour la plupart d’entre nous, élevés dans la pure tradition catholique des Philippines, il s’agit incontestablement d’un miracle.
Une fois que le nuage a cessé de nous courir après, nous nous arrêtons sur le bord de la route pour prendre des photos. Le selfie n’est pas encore à la mode en 1991, mais nous en prenons tous un quand même, avec la colonne de fumée colossale à l’arrière-plan. Nous tombons sur Charie, la journaliste de la télévision, et sur des scientifiques de Phivolcs. Ils nous demandent si nous allons bien. Ensemble, nous gagnons la base temporaire des vulcanologues, établie dans un complexe appartenant à une congrégation religieuse. A côté d’un des bâtiments, il y a une statue de la Vierge Marie grandeur nature. Au lieu de rassembler nos affaires, nous restons plantés là pendant dix bonnes minutes, à regarder béatement le visage de la statue.
Il n’est que 9 heures du matin mais il fait noir comme au crépuscule. C’est une atmosphère d’apocalypse. Nous avons survécu à une coulée mortelle, mais la colère du Pinatubo est encore loin de s’être calmée. De petites roches s’abattent sur la route. Alors que nous nous éloignons en descendant la pente, nous croisons un groupe religieux qui avance en sens inverse. Ils portent des robes blanches, prient et affirment que la fin du monde est proche. Je prends quelques photos rapides. Je suis surtout pressé de déguerpir.
Trois ou quatre heures plus tard, nous atteignons finalement la route principale menant vers la ville d’Olongapo, au sud du volcan, qui héberge une importante base militaire américaine. Nous pensons que nous y serons en sécurité. Mais sur la route, des gens nous disent que la ville est recouverte de cendres. Nous changeons nos plans et nous rebroussons chemin vers le nord. Le but est de gagner la province de Panganisan, épargnée par les conséquences de l’éruption. Mais il nous faut pour cela repasser au pied du mont Pinatubo.
Il pleut des cendres. La route est couverte d’une couche de sable volcanique de plus de dix centimètres. Les véhicules ont le plus grand mal à avancer et les essuie-glaces rendent l’âme. Nous attachons les balais à des ficelles que nous tirons depuis l’habitacle pour aider les chauffeurs à voir quelque chose. Nous continuons vers le nord. Parfois, nous devons descendre pour pousser la camionnette enlisée. La forêt tropicale qui recouvrait tout ici quelques semaines plus tôt n’est plus qu’un terrain vague recouvert de cendres. Il nous faut aller vite, sans quoi nous risquons d’être ensevelis pour de bon.
Au bout de huit heures de route, nous entrons enfin dans la province de Pangasinan. Nous décidons de nous arrêter pour la nuit dans un petit hôpital. Beaucoup d’habitants du coin s’y sont aussi réfugiés, et nous avons du mal à trouver de la place pour nous poser. Curieusement, nous découvrons une petite salle sans personne dedans, de surcroît avec l’air conditionné qui fonctionne à plein régime. Morts de fatigue, nous nous affalons sur les civières que nous trouvons là.
Quelques heures plus tard, je me réveille en sursaut. Je suis tout seul dans la chambre. Je me lève, je sors, et je trouve mes collègues affalés par terre dans le couloir. Je leur demande pourquoi ils ont déménagé là, alors qu’ils étaient si bien dans la petite salle climatisée.
« Ted, c’est la morgue », me murmure l’un d’eux.
Ce qui explique l’air conditionné… « OK, je vais dormir dans le couloir aussi ».
(Cet article a été écrit avec Cecil Morella à Manille et traduit de l’anglais par Roland de Courson)