Photo de famille à bord de l'Aquarius: le petit Alex, né le 25 mai, ses parents Bernadette Obiona et David Dibonde, l'infirmière Angelina Perri et la médecin de MSF Erna Rijnierse (centre) et le capitaine du navire Alexander Moroz (AFP / Gabriel Bouys)

« OK, on a un garçon ! »

(Pendant une semaine en mai 2016, la journaliste de l'AFP à Rome Fanny Carrier était à bord de L'Aquarius, navire participant aux opérations de secours des migrants en Méditerranée. Ceci est le dernier volet d'une série de trois récits. Lisez les deux épisodes précédents: « Si on n'y va pas, combien vont mourir ? » et « Ici c'est la vie, là-bas nous n'étions plus des hommes »).

 

EN MER MÉDITERRANÉE - Encore une fois je me lève quasiment avec le soleil. Angelina la sage-femme est déjà debout: une femme enceinte de huit mois a commencé à ressentir les contractions de la naissance dans la nuit.

Sur le pont, l'humeur a bien changé. Après quelques heures de sommeil, les migrants ont plus d'entrain, beaucoup devisent gaiement, les enfants se promènent, quelques couples se font des câlins. La plupart ont enfilé la fine combinaison blanche par-dessus leurs habits. D’autres ont jeté leurs vêtements sales, souvent couvert des vomissures sur le canot, et ont noué la serviette blanche sur leur tête et la couverture à la taille. Presque un uniforme…

Une famille de migrants à bord de l'Aquarius, le 25 mai 2016, au lendemain de leur sauvetage en mer au large de la Libye (AFP / Gabriel Bouys)

Certains observent la mer pendant de longues heures, fascinés. D'autant qu'une île apparaît à babord. Vu d'ici, elle a l'air toute petite, tout juste un gros rocher. Plusieurs migrants me demandent: « Ça y est, c'est l'Italie ? » Je suis une bille en géographie, je ne sais pas trop où on est, cette île m'a l'air de n'être juste qu'un caillou.

Un peu plus tard, le capitaine me donnera son nom, qu'ils connaissent tous: Lampedusa. Cette île italienne, la plus proche des côtes africaines, a longtemps été la porte d'entrée des migrants en Europe, avant qu'une série de naufrages dramatiques ne poussent les secours à aller les chercher plus au sud.

L'Aquarius passe au large de l'île italienne de Pantelleria, le 25 mai (AFP / Gabriel Bouys)

Pour nous journalistes, ce long trajet vers la Sardaigne est une chance, nous avons tout le temps de discuter avec les migrants. Et beaucoup ont envie de parler, de raconter. Leurs histoires sont dures. Elles parlent de violences et de misères, de périples meurtriers pour y échapper, et de mois ou d'années d'efforts pour essayer de gagner leur vie en Libye.

Ce n'est pas toujours facile de savoir la vérité. Ainsi Victoire, 35 ans, enceinte de six mois, explique que son mari a dû fuir le Cameroun après avoir « accidentellement » tué un voisin qui venait de violer leur fille aînée, âgée de 13 ans. Elle assure avoir choisi de partir avec lui pour « affronter ensemble les épreuves ». Pendant que je parle avec elle, son mari vient l'embrasser tendrement.

Pendant une distribution de nourriture à bord de l'Aquarius, le 25 mai (AFP / Gabriel Bouys)

S'agit-il vraiment d'un couple si uni, ou alors cet homme a-t-il obligé sa femme enceinte à le suivre, en laissant à des proches leurs quatre enfants dont leur jeune adolescente violée, parce que le père d'un enfant né en Europe a plus de chances d'obtenir un permis de séjour qu'un homme seul ? Heureusement, ce n'est pas à moi de trancher. Mais son témoignage ne figurera pas dans la dépêche AFP. 

Il y a en revanche un point sur lequel tous les témoignages concordent: l'enfer libyen. « Là-bas on n'était pas des hommes ». « La Libye c'était enlèvements, prisons, enlèvements ». « Ils nous battaient tous les jours, ils battaient nos femmes devant nous ». « Ils violent les femmes, sodomisent les hommes, ils tuent sans raison ». « Même les enfants portent des armes et tirent sur les Noirs »...

(AFP / Gabriel Bouys)

La litanie n'en finit pas. « Madame, madame, tu écris, hein ? Tu racontes la Libye ? Moi si j'avais su je ne serais jamais partie », lance une femme. « La Libye c'est un voyage sans retour. Quand on rentre en Libye, on n'en sort plus normalement. On ne peut que finir à la mer: c'est l'Europe ou la mort! », lance une autre.

Devant moi, ils assurent tous n'avoir été que témoins de ces violences. Mais avec l'équipe de MSF, ils sont plus loquaces. Erna, la médecin néerlandaise, me glisse à un moment: « C'est un de ces jours où quelqu'un que tu auscultes pour une mauvaise toux relève son t-shirt et tu vois toutes les cicatrices des tortures, y compris des fractures non soignées ».

(AFP / Gabriel Bouys)

Mais au-delà des récits du passé, il y a ce doute sur l'avenir. « Vous avez une idée de ce qui va nous arriver maintenant ? », me demande une jeune femme.

Oui, j'ai une idée assez précise, mais je ne vais pas le lui dire. Ceux qui viennent de pays comme l'Erythrée, le Soudan du Sud ou la Somalie devraient facilement obtenir l'asile en Italie, même si en général ce n'est pas le pays qu'ils visent. Mais les autres risquent d'avoir plus de mal.

En Italie, beaucoup reçoivent dès l'arrivée une injonction de quitter le territoire, d'autres patientent dix-huit mois à deux ans pour un hypothétique asile, avant d'aller gonfler les rangs des clandestins payés une misère pour ramasser les tomates ou les oranges. Lors de plusieurs reportages en Sicile et à Rome, j'ai rencontré des migrants à peu près à toutes les étapes de ce chemin de croix, et cela fait froid dans le dos.

En fin d'après-midi, je suis en train d'écrire mon papier du jour quand le capitaine arrive en courant sur la passerelle. « OK, on a un garçon! » L'accouchement s'est bien passé, la mère et l'enfant se portent bien. Rouge d'émotion, Captain Alex dit qu'il a l'impression d'être un peu le père.

Un peu plus tard, une fois la mère un tout petit peu reposée, nous sommes invités à aller prendre une photo des parents et du petit Destiné Alex, un nom choisi en hommage au capitaine qui en bredouille de joie.

Puis le père sort annoncer la nouvelle sur le pont. Il est chaudement applaudi par tous, jusqu'aux Erythréens, Soudanais et Somaliens qui, installés à l'écart et ne parlant ni français ni anglais, ont besoin d'un peu plus de mimes pour comprendre la raison de toute cette agitation.

(AFP / Gabriel Bouys)

Comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, Erna arrive tout à coup en courant: elle vient de recevoir un email lui annonçant que le petit Zega, l'enfant évacué la veille par hélicoptère, a été transféré dans un hôpital de Catane et semble désormais hors de danger. Jens transmet la nouvelle par radio à toutes les équipes, et le bateau est comme enveloppé par une vague collective de soulagement.

Dans la soirée, le capitaine me demande de venir traduire auprès des parents du petit Alex. Il veut leur remettre un cadeau de 100 euros de la part de Kempelet de SOS Méditerranée, ainsi que le certificat de naissance de l'enfant, avec les coordonnées géographiques précises. Comme l'Aquarius bat pavillon de Gibraltar, le petit Alex est officiellement né en territoire britannique. Mais cela ne lui en donne pas la nationalité, il aurait fallu pour cela qu'au moins un de ses parents soit résident.

(AFP / Gabriel Bouys)

Au mess, l'ambiance est plus morose. Plusieurs sauveteurs de SOS Méditerranée sont en train de regarder les images transmises par la marine italienne du chavirage ce matin d'un bateau chargé de centaines de migrants. Dans quelques jours, ils pourraient être confrontés à une situation de ce genre, et ils savent qu'ils ne sont pas prêts. « La priorité sera de distribuer des gilets de sauvetage et d'attendre du soutien avant d'entreprendre quoi que ce soit », explique l'un d'eux.

Un peu plus tard, un autre descend, fatigué. Sur le pont, la perspective d'une deuxième nuit dehors a un peu échauffé les esprits, il a eu du mal à empêcher les bagarres. « C'est toujours comme ça. La première nuit ça se passe bien mais à partir de la deuxième nuit, c'est dur », explique-t-il.

Arrivée à Cagliari, en Sardaigne, le 26 mai (AFP / Gabriel Bouys)

Le lendemain matin, les côtes de Sardaigne sont rapidement en vue. Tous ont les yeux rivés sur cette terre dont ils n'avaient jamais entendu parler et dont ils se méfient déjà un peu.

« Excusez-moi mais pouvez-vous me dire comment on fait pour partir de là ? », me demande Turbine, cousine de la mère du petit Zega, en montrant l'île sur le croquis que je lui ai dessiné pour expliquer où était l'hôpital de Catane. 

Région généreuse avec les migrants mais défavorisée, la Sardaigne leur apparaît souvent comme une prison. Contrairement à la Sicile, il n'est pas possible d'en partir sans autorisation…

Une jeune femme regarde à travers un hublot les manœuvres d'accostage dans le port de Cagliari, le 26 mai (AFP / Gabriel Bouys)

A l'entrée dans le port cependant, c'est la fête dans la salle des femmes. Rires, chants et danses, chacune son tour passe au milieu du cercle pour esquisser quelques pas. Moi aussi, et ça les fait bien rire. J'hésite un peu, puis je poste sur Twitter quelques secondes de vidéo de cette bonne humeur. Comme prévu, je vois déferler une pluie de réactions sur le thème : « elles fêtent les allocations familiales ». Inutile de préciser qu'aucune n'a jamais mentionné le sujet… ni même l'idée d'aller vivre en France.

Sur le quai, la protection civile, la Croix Rouge et la préfecture ont mis en place le parcours classique des migrants à leur débarquement: une photographie avec un numéro à la descente de la passerelle, une visite médicale pour repérer essentiellement ceux qui ont des poux ou la gale afin qu'ils soient orientés vers un centre de traitement, un premier entretien d'identification, puis un bus vers un centre d’accueil. Tout cela va prendre de longues heures, mais la Croix Rouge a prévu des bancs à l'ombre pour patienter, des boissons, des repas, des toilettes…

(AFP / Gabriel Bouys)

Protocole sanitaire oblige, les personnes en contact direct avec les migrants ont revêtu une combinaison de protection, des gants et un masque. Les migrants eux-mêmes sont priés d'enfiler un masque. C'est déjà la même chose sur les navires militaires, où les migrants ne voient jamais le visage de leurs sauveteurs. A bord de l'Aquarius, MSF a disposé partout des bouteilles de produit pour se désinfecter les mains et pris simplement soin d'isoler sous une tente sur un pont à l'écart deux Somaliens présentant des symptômes de tuberculose.

Ce sont d'ailleurs eux qui descendent en premier. Puis la famille du petit Alex, accueillie avec un bouquet de ballons multicolores, les youyous d'une médiatrice culturelle et les applaudissements des bénévoles. Ensuite les femmes et les enfants. Certains ont eu le temps de se faire des copains à bord. Raoul et son t-shirt rose, Patricia et ses grands yeux… Ils m'en ont piqué des stylos ceux-là. Daniel, la joue marquée d'une grande cicatrice, saute dans les bras de tout le monde, Gabriel et Giovanni compris, et moi aussi quand je m'approche pour prendre une photo. Porté sur la passerelle pour rejoindre enfin la terre ferme, il envoie des baisers à tout l'équipage.

Préparatifs de débarquement (AFP / Gabriel Bouys)

Ces jours-ci, la même scène se répète dans la plupart des ports de Sicile et du sud de l'Italie. Au cours de cette semaine folle au large de la Libye, plus de 13.000 migrants ont été secourus au total. Un record, même si le total depuis le début de l'année reste le même que l'année dernière à la même époque.

Mais le choix des passeurs libyens d'envoyer des barques en bois tellement chargées qu'elles ne tiennent pas la mer a coûté la vie à au moins 880 personnes, selon une estimation du Haut commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR). Soit plus de deux fois le nombre d'hommes, de femmes et d'enfants secourus sur l'Aquarius.

Le lendemain, les Allemands de Sea-Watch seront chargés de chercher des survivants après l'un de ces naufrages. Leur photo d'un bébé noyé dans les bras d'un sauveteur désemparé fera le tour du monde.

Attention ! Image choquante, montrant un enfant mortÊtes-vous sûr(e) de vouloir la visualiser ?

Un marin de Sea-Watch porte un bébé noyé dans le naufrage d'une embarcation de migrants au large de la Libye, le 27 mai 2016 (AFP / Eikon Nord GmbH Germany / Christian Büttner)


 

L'année dernière, la Méditerranée avait aussi englouti des centaines et des centaines de personnes au printemps. Mais à l'époque, l'armada des secours n'était pas encore en place. Cette semaine elle était prête, organisée, et elle n'a pas pu empêcher le carnage. De quoi donner le vertige…

Sur le pont, Ebenezer le pilote ghanéen observe le débarquement en souriant. « On les embarque, on les débarque, c'est la routine », assure-t-il avec une fausse nonchalance. La veille, il me parlait avec émotion d'un homme récupéré le regard vide, sous le choc, ou d'un autre paralysé par l'hypothermie, et de son soulagement en les voyant tous deux plus alertes quelques heures plus tard.

La médecin de MSF Erna Rijnierse fait ses adieux à un enfant qui s'apprête à descendre de l'Aquarius dans le port de Cagliari (AFP / Gabriel Bouys)

Ed, logisticien de MSF, n'en mène pas plus large. Ce géant blond a abattu un boulot de dingue depuis 48 heures, tirant un à un les migrants sur le bateau puis organisant leur séjour à bord, des distributions de repas à la vidange des toilettes. Mais il sait que l'Europe ne va pas leur dérouler le tapis rouge. Il enrage en particulier contre le questionnaire auquel les migrants vont devoir répondre dans les prochaines heures ou les prochains jours, qui commence par la question piège « Voulez-vous travailler en Italie ? » et qui n'évoque à aucun moment une éventuelle demande d'asile.

Mary Jo, l'infirmière californienne, est plus optimiste: « Ces gars-là ont déjà traversé tant d'épreuves… Ils sont arrivés jusqu'ici, l'Italie ça sera du gâteau pour eux ».

Encore une fois, pas vraiment le temps de se poser trop de questions. Une fois le dernier hôte descendu, les équipes de SOS Méditerranée et MSF font le ménage et vident les poubelles. Une heure plus tard, l'équipage remonte la passerelle et l'Aquarius repart pour un nouveau rendez-vous.

(FIN)

(AFP / Gabriel Bouys)
Fanny Carrier