Agadez, si discrète capitale des migrants africains
Directeur du bureau de l'AFP à Abidjan
AGADEZ (Niger), 6 juillet 2015 - A Agadez, les migrants sont partout. Et nulle part. Ils sont des dizaines à y arriver chaque jour, des centaines à y dormir chaque nuit. Autorités et humanitaires pronostiquent que 100, 120, 150.000 d'entre eux transiteront cette année par « la perle du désert », à destination de la Libye, puis éventuellement de l'Europe. Mais leur présence au quotidien ne s'appréhende que par bribes. De multiples saynètes qui font ressentir la cruelle réalité des « clandestins ».
23H00. Tous les soirs, des autocars en provenance de Niamey, la capitale du Niger, déversent leurs lots de rêveurs, de désespérés aux gares routières d’Agadez. Ils sont Sénégalais, Ghanéens, Burkinabès, Sierra-Léonais... généralement Ouest-Africains, plus rarement Kenyans, Somaliens ou encore Erythréens. La plupart sont de jeunes adultes, certains de grands enfants.
Il y a quelques années encore, ces migrants en quête d'espoir contournaient l'Afrique par l'ouest. Nombre d'entre eux sont morts en mer. Mais des dizaines de milliers ont conquis l'Italie, l'Europe. Le Vieux continent, craignant d'être « envahi », a édifié de hauts grillages dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla bordant le Maroc, musclé ses radars, intensifié ses patrouilles maritimes et terrestres. Jusqu'à faire péricliter la route de l'ouest.
Sélection par nationalité
La chute de Mouammar Khadafi en 2011, et le chaos qui s'en est suivi, ont ouvert de nouvelles perspectives aux marchands de chair. Pour aller en Europe, il faut désormais passer par la Libye. Et avant cela nécessairement par Agadez.
A 23H00 donc, les passagers descendent des bus. Quelques instants suffisent aux rabatteurs pour récupérer « leurs » migrants. La sélection se fait par nationalité. Les Nigériens viennent chercher les Nigériens, les Ivoiriens s'occupent des Ivoiriens...
Nous croisons Ousmane, Dakarois de 22 ans, élégamment vêtu. « Si je ne sors pas (du Sénégal pour) travailler, je ne peux pas avancer », se justifie-t-il. Ousmane ne vivait pas dans la misère, loin s’en faut. Mais il fuit un quotidien trop désargenté, sans perspectives. Ses frères, dont l'un vit en Espagne et un autre en Libye, lui paient son billet pour une vie meilleure. Qu'importent les risques.
Une rafle après le passage de la BBC
Ousmane n'a pas beaucoup de temps à nous consacrer. Les petites mains entre lesquelles il remet son sort le conduisent rapidement vers un « ghetto », sorte de dortoir géant auquel nous n'aurons pas accès. Quelques semaines plus tôt, le Niger a voté une loi criminalisant les trafiquants. Les forces de l'ordre, pour donner l'exemple, ont raflé 400 personnes à Agadez au lendemain du passage d'une équipe de la BBC. Depuis lors, les journalistes ne sont plus vraiment les bienvenus.
10H00. Nous traversons le centre-ville. Surpris d'y trouver une demi-douzaine de banques, dont certaines paraissent neuves, dans un périmètre restreint. Parfois, d'interminables queues se forment à leurs guichets, qui débordent sur les trottoirs, nous explique-t-on. Les migrants, sachant qu'ils vont se faire dépouiller au cours de leur périple, rechignent à transporter tout leur argent sur eux. Ils préfèrent donc se faire envoyer de petites sommes par mandats cash, étape par étape. Western union, Saint-patron des Africains en exil.
Ces banques sont un symbole. Mais elles ne sont pas les seules, loin s'en faut, à profiter du trafic. Nous comprenons, au fur et à mesure des discussions, qu'Agadez a bien su s'accommoder des vicissitudes migratoires. Les clandestins mangent, dorment, consomment. Se font racketter, parfois, par des policiers locaux. Les ghettos sont souvent tenus par des gens du cru. Les passeurs se connaissent. « Il faut bien que les jeunes fassent quelque chose », nous résume un élu de la région.
11H00. Le dimanche matin, un véhicule fait le plein à une station d'essence. Les pompistes, tuyau à la main, montent à l'arrière du pick-up, où ils remplissent d'énormes jerrycans. Le compte à rebours a démarré avant le grand départ du lendemain.
A 160 km/h à travers le Sahara
Tous les lundis en fin d'après-midi, des convois de 4X4 quittent Agadez, chargés de migrants jusqu'à la gueule. Ce qui nécessite d'importantes quantités de carburant. « Trois cents litres » pour traverser le Sahara, nous apprend Hosseini, un passeur occasionnel que nous affublerons d’un faux nom pour lui éviter d’éventuels tracas. Car les 900 km jusqu'à la frontière libyenne se font à toute vitesse, par crainte d'attaques de bandits. « Tout le temps, tu roules à 140 km/h, parfois 160 km/h. A cette vitesse, si un pneu éclate, c'est fini. »
Le puzzle du trafic s'assemble progressivement grâce à Hosseini. Au hasard des rues, nous apercevons de multiples 4X4, dont l’arrière de la carrosserie est étrangement recouvert d’une bande de ruban adhésif blanc. « C'est pour éviter qu'assis, les jambes dehors, les migrants abîment la peinture avec leurs chaussures. »
Hosseini nous raconte aussi leurs difficiles conditions de voyage, facturé 150.000 francs CFA (230 euros) par tête. Une voiture transporte toujours 25 passagers. Huit dans l'habitacle du 4X4 : deux à l'avant, six à l'arrière, imbriqués les uns dans les autres, mime-t-il. « On enlève les sièges pour faire de la place ». Les 17 autres sont entassés dans la benne du pick-up, arrimés à des bouts de bois pour éviter la chute.
Départ vers l'inconnu
18H00 lundi. Dissimulé dans une voiture pour se protéger de la colère des trafiquants, notre photographe Issouf Sanogo, muni de son téléobjectif, réussit à saisir le départ des convois. Le crépuscule et la poussière soulevée par les 4X4 donnent à ses clichés une dimension irréelle. Celle d’un départ vers l’inconnu, dans des conditions précaires, à la réussite incertaine.
Les médias se focalisent beaucoup sur les morts par noyade en Méditerranée, dont le dernier chiffre connu était de 1.867 au premier semestre 2015. Mais ces décès pourraient ne constituer que « le sommet de l’iceberg », craint Giuseppe Loprete, le représentant de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) au Niger.
Cadavres disséminés dans le désert
« Des centaines » de migrants périssent chaque année entre Sahara et Libye, par manque d’eau, de nourriture, dans des accidents ou du fait « d’abus » divers, affirme-t-il.
La vidéo d’une collision entre deux véhicules, qui se serait produite en mars ou avril en Libye, nous a été donnée. Un militaire libyen y saisit le pied d’un clandestin, coupé net lors du choc. Une cinquantaine d’autres voyageurs, debout en rang serré, assistent à la scène. En arrière-plan, quelques tas colorés dans le sable blanc. Vraisemblablement des cadavres.
Quelques jours après notre retour d’Agadez, l’OIM annoncera avoir découvert les restes d’une cinquantaine de migrants, disséminés dans le désert.
Nous reviennent en mémoire les propos d’Ousmane, ce jeune Sénégalais, qui comme tous ses compagnons d’infortune, compte sur une aide divine pour l’emmener en Europe. Dieu donne, affirment-ils, avant de concéder qu’il peut parfois reprendre.
18H00 toujours, mais trois jours plus tôt. L’ambiance est au rodéo mécanique en périphérie d’Agadez. Des chauffeurs font déraper leurs 4X4, moteurs hurlants, sur une route ensablée. Taxis blancs et touk-touks jaunes s’arrêtent lestement. Les convois partis le lundi soir viennent de rentrer en ville, comme chaque semaine, le vendredi en fin d'après-midi. Ils déchargent une poignée de retournés, entassés sur des ballots. Parmi eux, Ali, un Ghanéen d’Accra, qui confirme avoir vu à l’aller « des gens mourir dans le désert ».
Ali a un sourire triste gravé sur le visage. Il nous raconte son année de calvaire en Libye, où « ils considèrent les Noirs comme des animaux ». La maltraitance. Il écarte son boubou marron sali par une semaine de voyage entre Tripoli et Agadez. « C’est tout ce qu’il me reste. »
Ali était parti en Libye pour devenir « une star » du football. Il avait même emporté ses chaussures à crampons avec lui. Symbole de ses illusions perdues, il les a finalement laissées sur place, avant de rentrer au Ghana.
19H00. Agadez la merveilleuse à la nuit tombée. Petit ballade dans la vieille ville, à amuser des bambins rigolards. A les faire courir, sauter, tourner, hurler, sous le regard amusé des passants. L’insouciance d’un thé, versé « à l’africaine », un demi-mètre au-dessus d’un petit verre transparent. La vie d’un quartier normal, à quelques encablures de l’antique mosquée au haut minaret ocre, bâtie au 15e siècle.
Révélée au grand public français par le Paris-Dakar, dont Agadez était une destination-phare, la ville fut dans les années 1980-2000 un centre touristique pour le Niger. Des vols charters la relièrent un temps à Paris. Mais des émeutes touareg dans les années 1990-1995 et 2007 ont plombé le secteur. Avant que l’implantation de mouvements jihadistes dans le Sahel, marqué par des enlèvements d’Occidentaux, ne l’anéantisse.
Agadez, « perle du désert », « porte du Sahara », belle comme Tombouctou au Mali, où l'on ne va plus non plus. Agadez, où « tous les trafics, l'orpaillage, les marchandises volées en Libye, l'immigration clandestine, la cocaïne... se concentrent » désormais, observe Rhissa Ag Boula, un enfant du pays devenu conseiller du président nigérien Mahamadou Issoufou. « C'est plus qu'un Far-West. Aujourd'hui, Agadez est dangereus »", lance-t-il.
Un album photos à la main, El-Hadj Mohamed Salé, un ancien guide, contemple les sites de ses expéditions passées : le Sahara, immaculé, d'une beauté époustouflante, des peintures rupestres, un arbre desséché perdu dans une étendue aride... « Avant, on regardait la pleine lune dans les dunes. C'était la liberté, confie-t-il. Maintenant, on a même peur dans nos maisons. »
Joris Fioriti est le directeur du bureau de l’AFP à Abidjan, qui couvre la Côte d'Ivoire, le Niger et le Burkina Faso. Suivez-le sur Twitter.