L’attentat auquel tout le monde s’attendait
ISTANBUL, 19 janvier 2016 – Après un attentat, il est d’usage d’exprimer surprise et consternation. Quand un fanatique se fait exploser au milieu d’un groupe de touristes allemands le 12 janvier, la consternation est sincère, mais nul ne peut feindre la surprise. En fait, c’est l’attaque que tout le monde redoutait.
Les jihadistes du groupe Etat islamique ont déjà frappé la Turquie par trois fois en 2015: à Diyarbakir en juin, à Suruç près de la frontière syrienne le mois suivant, puis à Ankara où 103 personnes ont péri le 10 octobre dans le pire attentat de l’histoire contemporaine du pays. Une attaque terroriste en plein cœur de cette métropole millénaire, désordonnée, surpeuplée et cosmopolite qu’est Istanbul, et probablement dans un de ses quartiers les plus prisés des touristes étrangers, n’était qu’une question de temps, pensions-nous tous.
Et nous avions raison hélas. Ce 12 janvier à 10h20, Nabil Fadli, un Syrien de 28 ans né en Arabie saoudite et entré en Turquie quelques jours plus tôt, déclenche sa ceinture d’explosifs à quelques mètres de la célèbre Mosquée Bleue sur la place Sultanahmet, le centre touristique de la ville.
Cellules dormantes
Souvent, le soir, je contemple les lumières qui éclairent le mythique paysage urbain d’Istanbul et je m’interroge sur ce qui peut bien se cacher sous toute cette splendeur. Nous connaissions depuis longtemps l’existence de cellules jihadistes dormantes en Turquie, composées d’extrémistes entraînés et radicalisés dans la Syrie voisine. Toute la question était de savoir quand, où et comment elles passeraient à l’action.
Depuis des mois, et tout particulièrement depuis la tuerie de la gare d’Ankara, Istanbul était sur les nerfs. Les autorités avaient indéniablement multiplié les efforts pour traquer et démanteler ces cellules extrémistes, et arrêté des centaines de suspects. Mais comment ne pas se sentir nerveux en traversant les zones de la ville où la foule est la plus dense, comme la place Taksim ou l’avenue İstiklal ?
Pierres millénaires
L’auteur de l’attentat-suicide passe à l’acte près d’un des monuments les plus extraordinaires de la ville, l’Obélisque de Théodose. C’est une grande colonne de granite rouge commandée par le pharaon Thoutmôsis III au deuxième siècle avant Jésus-Christ, puis transportée à Constantinople au quatrième siècle de notre ère par l’empereur romain Théodose Ier, lequel fit ajouter un magnifique socle sculpté à la gloire de ses propres exploits – y compris l’installation de l’obélisque.
A chaque fois que j’observe ce monument, je pense à toutes les mains qui l’ont touché au fil des siècles, à ces pierres qui sont restées là génération après génération, qui ont assisté, muettes, à l’émergence et à la chute de plusieurs empires. Les touristes allemands étaient probablement plongés dans des réflexions similaires quand ils ont été fauchés par l’horreur.
Après cet attentat, survenu si tôt dans l’année 2016, persiste une crainte lancinante : cela va-t-il se reproduire ?
Pour le moment, un semblant de normalité est revenu dans le quartier. Les autorités municipales ont tout fait pour. Des messages émouvants ont été accrochés sur les barrières autour de l’obélisque, lequel a été décoré d’œillets rouges et, de façon touchante, d’écharpes d’équipes de la Bundesliga. Les guides continuent à débiter l’histoire du monument. Les touristes hésitent à prendre des photos-souvenir, se demandant si c’est bien correct de le faire sur le lieu d’un attentat.
Blackout imposé
Evidemment, les autorités turques sont horrifiées par cette attaque et s’inquiètent de ses possibles conséquences, notamment pour le secteur touristique. A leur crédit, il faut dire que la cause de l’explosion et la gravité du bilan sont rapidement explicités dans les communiqués officiels le jour du drame. Etrangement, il leur faut tout de même un certain temps pour reconnaître clairement que toutes les victimes mortelles sont allemandes. Comme si le fait que des touristes provenant d’un même pays, qui plus est un allié et un partenaire majeur, aient été visés délibérément ou par hasard dans cet attentat était trop difficile à assumer du premier coup.
Beaucoup plus discutable est l’instauration par le gouvernement, quelques heures après l’attaque, d’une « interdiction de diffuser » les nouvelles de l’événement. Pendant une heure environ, cette mesure semble mettre un terme à toute couverture en direct par les médias. Sur une chaîne de télévision, un bandeau rouge criard indique le bilan de l’attentat pendant que l’écran diffuse un innocent magazine sur la plongée sous-marine…
Mais en Turquie, les directives ne sont jamais catégoriques. Alors que démarrent leurs journaux de 13 heures, toutes les chaînes, y compris publiques, ont passé outre l’interdiction absurde de diffuser et ont recommencé à couvrir la tragédie en direct.
Le président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdoğan réagit avec rapidité. Pendant un discours devant les ambassadeurs turcs à Ankara, il condamne fermement l’attentat et confirme que l’auteur était d’origine syrienne. Mais de façon surprenante, il ne s’attarde pas sur la question. Il passe beaucoup plus de temps à prononcer une longue diatribe sur la lutte menée par la Turquie contre les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une offensive extrêmement controversée qui a replongé le sud-est du pays dans la guerre et fait des dizaines de victimes civiles.
En guerre contre une pétition pour la paix
Avec le style combatif dont il est coutumier, le président s’en prend ensuite aux plus de 1.200 intellectuels turcs et étrangers qui ont signé une pétition appelant à la fin de l’intervention contre la rébellion kurde, dont le déclenchement l’été dernier a mis fin à plus de deux ans de cessez-le-feu. Dans les trois jours qui suivent, une vingtaine de signataires de cet « appel pour la paix » sont arrêtés pour « propagande terroriste », « insulte aux institutions et à la République turque » ou encore « incitation à violer la loi ».
Même si une dizaine de suspects ont déjà été inculpés et incarcérés après l’attentat de la place Sultanahmet, l’obstination des autorités à s’en prendre à des intellectuels initiateurs d’une simple pétition paraît curieuse alors que le pays fait face à des menaces extrémistes aussi concrètes. Le gouvernement turc répète à l’envi qu’il ne fait aucune distinction entre le groupe Etat islamique et le PKK, à qui il a attribué un attentat à la voiture piégée qui a fait six morts – dont trois enfants – et trente-neuf blessés à Sinar, dans le sud-est du pays, deux jours après l’attaque d’Istanbul.
Le groupe Etat islamique, qui a l’habitude de revendiquer haut et fort les attaques qu’il commet partout dans le monde, n’a jamais endossé ouvertement la responsabilité d’une attaque en Turquie, longtemps accusée de bienveillance à l’égard des extrémistes islamistes en Syrie. Nous ne comprenons pas comment le groupe opère dans le pays ni quels sont vraiment ses objectifs. Alors, pour le moment, les résidents d’Istanbul continueront à s’efforcer de vivre normalement malgré la peur et les incertitudes, de même que tous les visiteurs qui, pour encore longtemps, tomberont amoureux de la ville au premier regard et y reviendront encore et encore.
Stuart Williams est l’adjoint du directeur du bureau de l’AFP à Istanbul. Suivez-le sur Twitter (@Stuart_JW). Cet article a été traduit de l’anglais par Roland de Courson à Paris (lire la version originale).