Une boulangerie dans la "Jungle" de Calais, le 14 janvier 2016 (AFP / Philippe Huguen)

Au restaurant, dans la Jungle de Calais

CALAIS, 18 janvier 2016 – « France no good ! France no good ! »

La première chose que me demandent les migrants quand je les aborde, c’est de quel pays je viens. Et quand je réponds « France », c’est comme si j’avais prononcé le mot maudit, celui qui déclenche systématiquement ce « France no good », cri du cœur souvent prononcé dans un anglais approximatif par ces gens qui survivent depuis des semaines, voire des mois, dans la « Jungle » de Calais.

Depuis l'été dernier, je me rends régulièrement dans la « Jungle », où s’entassent environ 4.000 réfugiés et migrants rêvant de passer en Grande-Bretagne. Ce matin du 15 janvier, je suis venue filmer l'avancement du « déménagement » d'une partie d'entre eux, installés près de la rocade qui mène au port de Calais. Ils sont priés de quitter cette frange, jugée par les autorités trop proche de la route sur laquelle passent les camions se dirigeant vers l’Angleterre. La plupart déménagent plus au fond du bidonville. C'est plutôt calme, et j'ai déjà envoyé des images du même genre la veille, donc je ne suis pas trop pressée d'aller éditer et envoyer mon reportage. Je prends un peu de temps pour me promener dans la Jungle.

(AFP / Philippe Huguen)

A chaque fois que reviens dans ce camp, sa physionomie a changé. Ce qui me marque cette fois, c'est l'évolution des abords de la « rue principale » qui démarre juste en dessous de la rocade. Les mois passant et l'hiver arrivant, ce sont désormais deux rangées de petites échoppes et de restaurants bien alignés qui bordent le chemin.

Harmonie architecturale

Il y a quelques mois, ces échoppes s'apparentaient plus à de petits snacks, à l'air libre parfois. Beaucoup étaient encore en construction. Aujourd'hui ce sont de vraies cahutes en bois, avec vitrine en Plexiglas ou bâche en plastique transparente. Parfois il y a un petit trou dans la vitrine, sorte de guichet pour passer commande. Il y a presque une harmonie architecturale tant la structure de certaines de ces cabanes se ressemble.

(AFP / Philippe Huguen)

Dans les « épiceries », on trouve tous types d’aliments comme des légumes en boîte, du thé, des fruits frais, ainsi que des produits d’hygiène. Je commence à prendre en photo avec mon smartphone les devantures de certains commerces. Je me dis que je pourrais ensuite les diffuser sur Twitter, et montrer ainsi des petits morceaux de de vie dans la Jungle, devenue une vraie ville dans la ville.

Sur l'une échoppes est écrit en grand « Hôtel », avec trois étoiles au-dessus, et un îlot avec des palmiers sur fond orange. Sorte de pied-de-nez des migrants à leur propre situation. Sur une autre, une œuvre presque artistique proclame « Welcome to the city », avec des lettres mêlant drapeaux britannique et français, au-dessus d'une ville en circuits imprimés.

(AFP / Philippe Huguen)

C'est assez frustrant d'être reporter vidéo dans la Jungle. La plupart des migrants ne souhaitent pas être filmés, ce que je comprends tout à fait. Et ils n'acceptent pas de témoigner au micro. En revanche, ils bavardent volontiers avec moi, tant que ma caméra reste pendue à mon épaule.

Montée de la tension

La situation des migrants est devenue impossible puisque leur rêve, à savoir gagner la Grande-Bretagne, s’apparente de plus en plus à une chimère. D’où une montée de la tension. Quelques jours plus tôt, des collègues m’ont prévenue que les habitants de la Jungle étaient devenus plus violents envers les journalistes. Mais ce n'est pas ce que je ressens ce jour-là. Ils ne veulent pas être filmés, certes, mais ils sont nombreux à venir me voir, sans cacher leur déception quand je leur révèle ma nationalité. Je crois qu'ils préféreraient que je vienne de Grande-Bretagne. Des groupes de bénévoles britanniques les aident d'ailleurs dans la Jungle, souvent de façon spontanée, en plus des associations locales.

(Photos: Virginie Grognou)

Les restaurants ressemblent aussi de plus en plus à de vrais restaurants. Pour donner envie, l'un a étalé des naans (pains plats) et des pakoras (fritures) en devanture.

Dans une autre vitrine, je vois des plats déjà prêts. Je demande au propriétaire si je peux rentrer pour les prendre en photos. Il accepte et a même l'air fier de les montrer. Il y a du poulet et du riz, du foie en sauce, une grande salade composée. Au fond, un menu avec les prix. Un vrai restaurant en somme. Dans la salle, il y a un banc et des coussins. Les clients ne sont pas encore là, il n’est que 11 heures du matin. Mais tout est prêt pour les accueillir. Le gérant me raconte qu'il est afghan. Dans son pays il n'était pas restaurateur. Il l'est devenu dans la Jungle.

Il m'explique qu’il a déjà vécu deux ans en Grande-Bretagne et qu’il veut y retourner. Je lui demande : « Mais c'est de plus en plus compliqué, non ? » « Oui, mais je garde espoir », répond-il en souriant.

Depuis le début de la semaine, les gérants ces différentes échoppes se demandent s'ils vont devoir déménager ou pas. S'ils sont inclus ou pas dans la zone de 100 mètres de la rocade à dégager établie par la préfecture. Lui m'assure que seul l'arrière de son « établissement » est concerné par le déménagement.

Gaz lacrymogènes

La veille, Barwali, un migrant afghan dont le restaurant est le premier après la rocade et un des rares qui ait accepté d'être filmé, m'avait assuré qu'il ne partirait pas tant que la police ne viendrait pas clairement lui demander de partir. Il disait avoir dépensé beaucoup d'argent pour le monter. D'autres tracent une ligne par terre avec leur pied et m'assurent que la limite se situe là. En fait, personne ne sait vraiment.

Un restaurant de la Jungle de Calais, en janvier 2015 (photos: Virginie Grognou)

Un autre commerçant afghan sort des bouteilles de gaz de sa boutique. Il est l’un des seuls à avoir appris quelques mots de français. Il m'explique qu'il partira le lendemain matin, pour s'installer un peu plus loin. Il me dit, en mimant des larmes sous ses yeux, en avoir marre de recevoir les gaz lacrymogènes jetés certaines nuits par les policiers depuis la rocade pour repousser les migrants qui veulent monter sur des camions. Il faut dire qu'il est en première ligne.

Beaucoup d'échoppes sont alimentées par des groupes électrogènes. La veille, mon collègue photographe Philippe Huguen, que j'avais retrouvé dans la Jungle, avait pris des photos dans un « salon de coiffure/barbier », avec télévision au fond et guirlande lumineuse. Le lendemain j'ai cherché le salon de coiffure, mais il était fermé, et semblait même à l’abandon. Tout est tellement changeant dans la Jungle.

Un barbier dans la Jungle de Calais, le 14 janvier 2016 (AFP / Philippe Huguen)

La veille, j'avais aussi eu un échange assez bouleversant avec une Erythréenne qui me demandait des renseignements sur les conteneurs chauffés tout récemment installés dans un secteur du camp pour accueillir jusqu'à 1.500 migrants. Cette femme avait froid, mais elle refusait d'y aller de peur qu'on ne prenne ses empreintes digitales. J'avais essayé de lui expliquer que c'était uniquement l'empreinte morphologique de la main qui était enregistrée, afin de permettre aux habitants de ce camp « en dur » de pouvoir actionner le système de sécurité leur permettant d’entrer et de sortir à leur guise de leurs nouveaux logements. Mais comment lui expliquer cette nuance, alors que son niveau d’anglais est rudimentaire ?

Comme elle, beaucoup de migrants sont réticents à s'installer dans ces préfabriqués. Beaucoup de fausses informations circulent. Ils craignent d'être fichés par les autorités françaises, ou qu'on ne les laisse plus ressortir du camp de conteneurs.

Ce matin-là dans la jungle, le ciel est bleu mais le vent est glacial. Il fait 5 degrés. Les abords du port de Calais ont été balayés par une tempête de sable. Quand je quitte la jungle, près du pont de la rocade, un groupe de migrants joue au foot. L'un d'eux est en tongs. Je les filme et les prends en photo en train de jouer au ballon. Trois d'entre eux viennent me voir. « Where do you come from ? » (« D'où viens-tu ? ») Je réponds : « France »… Et j’ajoute : « no good, I know », avant même qu'ils n'aient eu le temps de le dire eux-mêmes. On sourit ensemble.

Virginie Grognou est une reporter vidéo de l’AFP basée à Lille, dans le Nord de la France. Suivez-la sur Twitter (@virginieafp).

Le nouveau camp de conteneurs (à l'arrière-plan) destiné à accueillir une partie des migrants de la Jungle de Calais, le 14 janvier 2016 (AFP / Philippe Huguen)
Virginie Grognou