Guerre et guerre
PARIS, 15 novembre 2015 – Tout commence par un coup de téléphone chez moi, ce vendredi soir, alors que je suis photographe de permanence à Paris. La rédactrice en chef photo de l’AFP m’annonce que des coups de feu auraient été tirés dans le dixième arrondissement de la capitale. Pour le moment, on ne sait rien de plus. C’est peut-être un attentat, mais cela peut aussi bien être un simple fait divers, un règlement de comptes.
Avec mon collègue Kenzo Tribouillard, nous sommes parmi les premiers photographes à arriver sur place. Dans les environs de la place de la République, la situation est très confuse. Les gens courent dans tous les sens mais on ne sait pas encore pourquoi. On parle de fusillade, mais je n’entends aucun tir. C’est une situation de peur aveugle, de panique face à un danger inconnu.
Tout à coup, je me retrouve poussé par la police dans un restaurant avec un groupe de passants place de la République. Je n’ai aucune envie d’entrer là, je veux rester dans la rue pour continuer à faire mon travail, mais je n’ai pas le choix! Les agents ont reçu l’ordre de mettre tout le monde en sécurité et ne veulent rien entendre. Je reste coincé une bonne demi-heure dans le sous-sol de ce restaurant, avant de réussir à négocier ma « libération ». Très tendus, les policiers me mettent en garde, essayent de me dissuader de sortir, mais ils me laissent finalement partir. Enfin de retour dans la rue, je prends quelques photos un peu floues des environs de la place de la République pour illustrer la panique qui reste à son comble. Passants et secouristes courent dans toutes les directions.
Entretemps, j’ai obtenu par téléphone des renseignements plus précis sur ce qui est en train de se produire à Paris cette nuit-là. On sait désormais qu’une prise d’otages sanglante est en cours au Bataclan, très près de là où je me trouve. Un cordon de police bloque l’accès au lieu du drame, mais je me débrouille pour le franchir. Arrivé à proximité de la salle de concert, je choisis un emplacement où je peux à peu près voir ce qui se passe et je décide de ne plus le quitter. Si je change d’endroit, je risque de rater quelque chose ou de me faire éjecter du périmètre. Je reste donc planté là les cinq ou six heures suivantes, à photographier les rescapés et les victimes qui ont réussi à s’enfuir du Bataclan et qui, traumatisés, sont pris en charge par les secouristes et les forces de l’ordre.
Ces derniers jours, j’entends beaucoup parler de « scènes de guerre », de « situation de guerre », de « médecine de guerre ». Mais il faut tout de même relativiser. Ce vendredi 13 novembre, nous assistons à Paris à une série d’attentats terroristes, à des massacres aveugles, aux plus graves événements que la capitale française ait connus depuis la Libération. Mais ce n’est pas la guerre.
La guerre, comme celle que j’ai couverte au Liban, au Tchad, ou beaucoup plus récemment dans l’est de l’Ukraine, c’est vivre dans une peur quotidienne de la mort, avoir sans cesse l’impression d’être en sursis, n’être en sécurité nulle part. C’est voir chaque jour des gens tomber autour de soi, sous les balles et les obus qui pleuvent sur des villes entières, et les cadavres joncher les trottoirs sans que personne n’ose les ramasser. La guerre, c’est quand on risque à chaque instant de se retrouver à la merci d’un tireur isolé, d’un fou, ou d’un de ces innombrables voyous armés qui sillonnent sans contrôle la plupart des zones de conflit du monde. C’est quand on ne peut pas compter sur la police pour assurer sa sécurité, quand des milliers de réfugiés se lancent sur les routes. La médecine de guerre, c’est quand on doit amputer à la hâte un membre qu’on aurait pu sauver dans des circonstances normales.
Alors oui, dans un sens, c’est la guerre. La France est en guerre contre le terrorisme. Le groupe Etat islamique nous a déclaré la guerre. C’est une guerre au sens politique du terme, et sous le coup de l’émotion beaucoup de gens peuvent être tentés d’utiliser ce mot pour parler de la situation dans Paris ce 13 novembre.
Mais contrairement à ce qui se produit dans une vraie guerre, la police et les services de secours peuvent ici faire leur travail, établir des périmètres de sécurité, protéger les passants, soigner les blessés, évacuer les morts sans qu’ils restent à l’abandon des jours durant dans la rue. Même au cœur de cette nuit du 13 novembre, la plupart des bistrots et restaurants restent ouverts et, partout ailleurs dans la ville, la situation est normale. Deux jours après le drame, la vie a repris son cours. On assiste parfois à des scènes très dures, émouvantes, mais une fois que les attentats sont passés la situation ne présente plus aucun danger. Alors qu’une guerre, c’est tout autre chose. Pour ne parler que de nous, journalistes, ce sont les gilets pare-balles qui pèsent une tonne et les casques que nous devons porter dès que nous mettons le nez dehors, et la crainte permanente d’être pris pour cible.
Alors non, aussi tragiques que soient les attentats de Paris, je n’aime pas parler de guerre. La guerre, ce serait par exemple si de tels attentats se produisaient tous les jours pendant des semaines. C’est sans doute ce que souhaitent ceux qui ont causé cette tragédie. Mais ce n’est heureusement pas le cas.
Dominique Faget est un photographe de l’AFP basé à Paris. Cet article a été écrit avec Roland de Courson.