Averses de feu à Donetsk
DONETSK (Ukraine), 3 février 2015 – Les explosions sont un bruit de fond constant à Donetsk. Artillerie lourde, mortier, roquettes : depuis que les combats ont commencé, il y a plus de neuf mois, les habitants de la ville tenue par la rébellion pro-russe sont désormais capables de distinguer les différents types de déflagrations… Mais sans savoir, la plupart du temps, qui bombarde qui. Les civils essayent tant bien que mal de vaquer à leurs occupations quotidiennes malgré ces obus qui s’abattent n’importe quand, n’importe où, et laissent des morts sur les trottoirs.
Ces deux dernières semaines, l’AFP compte deux équipes de reporters dans cette région de l’est de l’Ukraine: l’une du côté des forces ukrainiennes, l’autre du côté séparatiste. Je fais partie de la seconde équipe avec le photographe Dominique Faget, venu comme moi de Paris pour quelques semaines, un pigiste vidéo local, un fixeur et un chauffeur. Nous nous retrouvons le matin pour faire un point sur la nuit et décider du programme du jour. Nous voyageons tous dans la même voiture, on ne se quitte pratiquement pas de la journée.
Le 30 janvier, nous apprenons que des tirs de mortier ont frappé le palais de la culture Kouïbychev, où se déroulent des distributions d’aide humanitaire. Aussitôt, nous enfilons nos gilets pare-balles et nous nous mettons en route. En chemin, nous tombons sur un trolleybus arrêté au milieu de la rue. Sur le trottoir, deux corps gisent face contre terre, dans des mares de sang. Des enquêteurs de l’OSCE sont sur place. Ils prennent des photos et des mesures.
« Au petit, on dit que ce sont des feux d’artifice »
Nous nous arrêtons. La situation est tendue, nous savons qu'il ne faut pas rester longtemps. Je pars en quête de voisins à interviewer pendant que Dominique et le pigiste vidéo prennent des images des cadavres dans la rue et de la carcasse du trolleybus. L’attaque, d’après ce que j’apprends, s’est produite une demi-heure plus tôt. Devant un portail, j'aborde un petit groupe d'habitants qui, comme c'est fréquent ici, accusent les médias de ne pas dire la vérité. Je réponds à un homme que je suis là et que je raconterai ce que je vois.
« Alors, venez », me dit-il en m'invitant à l'intérieur, dans l'appartement où il vit avec sa famille.
Sa femme me montre un lit entouré de peluches, au pied d’une fenêtre soufflée par une explosion. L’enfant, âgé de quatre ans, n’a pas été blessé mais il a depuis été installé dans un abri. « Depuis une semaine, c'est plus fort. C'est tous les jours. Ça commence le matin et ça dure jusqu'à la nuit », explique sa grand-mère. « Au petit, on dit que ce sont des feux d’artifice».
Juste à ce moment-là, de nouvelles déflagrations – fortes – retentissent dehors. Mon téléphone portable se met à vibrer. C’est Dominique, je décroche mais je ne l'entends pas. Je connais Dominique, rompu aux conflits depuis plus de trente ans. Il n'appelle pas pour rien. Il est temps pour nous de déguerpir.
La dame continue de parler. « Qu'est-ce qu'on va faire ? », répète-t-elle. Contrairement à nous, elle n'a pas la possibilité de fuir. Par respect, je la laisse finir ses propos, que je note soigneusement car je sais que ce seront les derniers que j'obtiendrai. Le téléphone vibre à nouveau dans ma poche. Il faut y aller. Je prends le nom de mon interlocutrice, je la remercie et nous retournons dans la rue. « Allez, on y va », me dit Dominique.
Sifflements des obus de mortier
« Quand j’ai entendu le premier sifflement au-dessus de ma tête, j’ai fait comme tout le monde autour de moi : je me suis aplati par terre », raconte plus tard mon collègue. « Je n’ai même pas pensé à prendre une photo. Quand le deuxième obus est passé au-dessus de nous je me suis légèrement redressé pour pouvoir photographier les passants qui s’abritaient derrière un mur en se bouchant les oreilles. Inutile de dire que quand on se retrouve dans ce genre de situation, on a peur».
Je découvrirai sur le chemin du retour ses impressionnantes photos des civils paniqués qui courent dans tous les sens et se protègent tant bien que mal de la pluie d’obus de mortier.
Ces bombardements sont imprévisibles. Il nous arrive d'entendre des tirs de mortier partir de tout près quand on circule dans un quartier résidentiel. Comme dans beaucoup de conflits, des armes sont placées - puis déplacées - dans des zones habitées. Et l'ennemi riposte, faisant fatalement des victimes civiles.
Bombardements d'origine inconnue
Il est impossible de savoir d’où viennent ces bombardements incessants. Les combattants séparatistes qui patrouillent les rues kalachnikovs en main accusent l'armée ukrainienne, qui pilonne l'aéroport situé à quelques kilomètres à peine, ou les « diversant », des saboteurs infiltrés ukrainiens ou des anciens membres des services spéciaux de Kiev qui, selon eux, se seraient donné pour but de terroriser la population civile. Mais on peut très bien imaginer aussi que certains tirs meurtriers proviennent des séparatistes eux-mêmes car ils utilisent eux aussi des lance-roquettes Grad particulièrement imprécis. Invariablement, les deux camps se rejettent mutuellement la responsabilité des attaques.
Ces tirs réguliers, qui se prolongent jusque tard dans la nuit, peuvent être impressionnants au départ. Puis on s'y habitue. Il faut avoir le danger en tête, sans non plus qu'il devienne obsédant. Il faut aussi parfois compter sur sa bonne étoile.
L’autre jour, nous nous trouvions à proximité de la ligne de front vers Debaltseve. Après avoir suivi des combattants séparatistes dans un quartier résidentiel, nous étions allés voir des habitants réfugiés dans un sous-sol. En ressortant, nous apprenions que l'endroit où nous étions vingt minutes plus tôt avait été copieusement bombardé. A quoi ça tient... Mais mieux vaut ne pas trop penser à ces choses-là si on veut éviter d’être paralysé par la peur.
On se dit aussi qu’avec nos gilets pare-balles, nos casques et la perspective de retourner bientôt chez nous, nous sommes tout de même infiniment mieux lotis que tous ces civils que nous voyons autour de nous. Nous courons un risque bien réel mais temporaire. Eux devront continuer pendant encore longtemps à vivre leurs vies, à s’aventurer dans les rues en espérant ne pas finir fauchés par une de ces averses impromptues d’obus aveugles.
Simon Valmary est journaliste au service des informations générales de l’AFP à Paris.
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