A bord du brise glace qui n'a plus de glace à briser (4)
(Ceci est la dernière partie de mon journal de bord sur le brise-glaces NGCC Amundsen, à bord duquel une équipe scientifique étudie les effets du réchauffement climatique dans le Haut-Arctique canadien. Pour lire le précédent épisode, cliquez ici, et pour commencer le voyage depuis le début, cliquez ici).
Dans le blizzard
RESOLUTE BAY (Canada), 5 octobre 2015 — Un voyage dans le Grand Nord n’est jamais complet sans son épilogue le plus classique: le blizzard qui cloue les avions au sol et fait craindre d’être bloqué dans cet enfer blanc. Bien entendu, c’est ce qui arrive à l’équipage et aux chercheurs de l’Amundsen, alors que doivent s’achever leurs six semaines à bord du brise-glace scientifique canadien, le 1er octobre.
Déjà quatre jours avant de devoir remettre le navire à l’autre équipe de garde-côtes, les premiers relevés météo commencent à se répandre à bord: Resolute Bay, le village où nous devons débarquer, va se trouver dans l’œil d’une première tempête hivernale au moment où la rotation doit avoir lieu. J’avoue être assez enthousiasmé par le récit de scientifiques habitués à rester plus longtemps que prévu sur l’Amundsen: l’année dernière, ils ont été bloqués pendant cinq jours-là dans ce minuscule village inuit créé de toutes pièces par le Canada au cœur de la Guerre froide afin d’asseoir sa souveraineté sur l’Arctique. Resolute et ses 230 habitants ne disposant d’aucun hôtel capable d’accueillir tout un équipage, les naufragés ont dû improviser un camping géant dans une base fréquentée de temps à autres par les forces spéciales canadiennes et par quelques chercheurs. Et donc aucunement prête à recevoir autant de monde d’un coup.
Cette année toutefois, la timonerie a bon espoir de bénéficier d’une « fenêtre » qui nous permettra d’échapper au blizzard. Pour éviter que le navire ne soit trop secoué par le mauvais temps, qui descend comme nous du nord, les dernières stations de relevés scientifiques prévues le 31 septembre ont été annulées, et en marin soucieux d’éviter au maximum les coups de tabac, le commandant Alain Lacerte a mis le cap en avance vers une petite baie abritée, au large de Resolute.
Grand ménage avant la relève
La fin d’une mission étant synonyme de grand ménage, trois jours déjà avant le jour-J, les matelots s’activent pour frotter les planchers, faire briller le moindre meuble, tandis que les scientifiques remettent de l’ordre dans leurs laboratoires, nettoient leurs chambres et finissent de bien cataloguer leurs centaines d’échantillons prélevés dans ces eaux polaires. La veille du départ prévu, le chef de mission scientifique Roger François, réunit ses troupes une dernière fois, les félicitant du travail accompli dans la bonne humeur et expliquant le programme de la rotation. Comme ailleurs dans le Nord canadien, Resolute ne dispose d’aucun port capable d’accueillir les gros tonnages. Les 81 gardes-côtes et chercheurs seront donc héliportés à raison de quatre passagers par voyage.
À mesure que tombe la nuit du 31 et que s’accentuent le roulis et les chutes de neige, bien rares sont ceux qui pensent que la rotation se déroulera comme prévu. Le blizzard est tel que sur les écrans de bord retransmettant la vue de la timonerie n’apparait qu’un brouillage blanc digne des débuts de la télévision hertzienne.
Qu’importe, le programme est maintenu et le jour-J, tous se lèvent à l’aube, déposent leurs bagages sur le pont arrière où décolle l’hélicoptère, puis déposent leurs draps à la buanderie. Et attendent des nouvelles de la timonerie.
A l’intérieur de la salle de pilotage du brise-glace, le commandant a rassemblé ses officiers et chacun y va de son pronostic. Le pilote d’hélicoptère est en tenue et scrute la visibilité alentour: le ciel est gris noir, et régulièrement la brume enveloppe les rivages enneigés de Resolute, à pourtant moins de deux kilomètres. Une hypothétique fenêtre pourrait s’ouvrir pendant quelques heures, permettant au Boeing 737 qui transporte la relève d’atterrir et de nous ramener chez nous.
Rotation annulée
Dans la timonerie, un homme est catégoriquement convaincu que rien ne se fera ce jour-là: Roger Provost, officier spécialiste des glaces et météorologue. « Non, non, non, ça ne se lèvera pas », répète-t-il, alors que le commandant en second et deux matelots partent en repérage en zodiac pour chercher une plage où nous pourrions débarquer. L’attente se prolonge, les cuisiniers renfilent leurs tabliers et improvisent un déjeuner. La famine ne guette pas: il nous reste encore une semaine de légumes congelés, des dizaines de kilogrammes de viande et des sacs de pommes de terre à foison, me rassure alors Jacques Beaudet, le chef cuisiner, derrière les fourneaux de l’Amundsen depuis douze ans. En début d’après-midi, un nouveau relevé météo tombe et finit de convaincre le commandant Lacerte: rotation annulée, l’équipage qui doit prendre la relève reste en stand-by à Iqaluit, à 1.500 km au sud. Et nous pouvons remettre des draps sur nos couchettes.
« Certains craquent à ce moment-là, parfois même ceux qu’on pense les plus costauds. Ils s’étaient préparés pour un certain nombre de jours, et là, devoir rester à bord on ne sait pas combien de temps en plus, ça leur est insupportable. Ils veulent juste retrouver leur maison », m’a raconté quelques jours auparavant un membre de l’équipage.
Cette fois, je ne remarque que quelques soupirs, tout au plus. Pour tuer le temps, des garde-côtes ont ressorti Guitar Hero et improvisent un faux concert devant la télévision du salon de l’équipage. Dans les canapés voisins, des scientifiques font la sieste, lessivés. Tous ont encore espoir que le lendemain, vendredi, sera le bon. C’est d’ailleurs l’avis de Roger Provost, qui traîne avec lui près de quarante ans d’observations et de prévisions de météo polaire.
Hurlements sinistres et lourdes secousses
La fin de la journée approche et le blizzard est désormais bien installé. L’océan Arctique se creuse à mesure que les flocons de neige grossissent. Le commandant lève l’ancre, et nous revoici à nouveau à voguer sur l’Amundsen: le brise-glace repart en mer pour mouiller à 55 milles plus au nord, au large d’îles devant nous protéger des vents de nord-ouest qui vont souffler cette nuit. Au milieu de la banquise naissante, les vagues devraient être moins fortes.
Pourtant, à mesure que la nuit s’avance, le navire tangue de plus en plus. Les vents atteignent 60 nœuds (120 km/h), le blizzard siffle à travers les écoutilles, et de lourdes secousses se font ressentir de temps à autre, quand la coque heurte une plaque de glace.
Mais l’Amundsen se faufile magnifiquement à travers la tempête : un brise-glace roule bien plus que la plupart des navires et nous aurions pu être tous collés à nos couchettes, terrassés par le mal de mer. « Ce qu’a fait le Commandant, en choisissant d’aller derrière ces îles, pour ensuite revenir avec le vent dans le dos, c’est un de ces coups dont seuls les vieux marins sont capables », assure Denis Fortier, l’un des timoniers, impressionné malgré plusieurs décennies en mer.
Au petit matin, nous revoici au large de Resolute. Roger avait bel et bien raison. Sous un plafond bas, mais tout de même praticable, l’hélicoptère parvient à nous extirper de ce brise-glace scientifique où je viens de vivre l’un des reportages les plus riches de ma carrière. Certains scientifiques ont vécu trois mois sur le brise-glace, sans jamais dormir de longues heures, à étudier le réchauffement climatique, les courants de l’Arctique, sa composition, sa biodiversité, et jurent déjà de vouloir revenir à bord, tant l’Amundsen est un navire unique où se conjuguent recherche de pointe, navigation de maître et bonhommie bien québécoise. « Au dernier dîner, je regardais les gens autour, dans la salle à manger, et je retenais mes larmes », confie Jacoba Mol, étudiante qui avait embarqué début juillet.
Alors que l’avion du retour approche de Québec, je ne regrette d’ailleurs aucunement d’avoir pu rester, grâce au blizzard, un peu plus longtemps dans ce microcosme de marins et d’océanographes.
Certes, j’y ai pris conscience que les changements climatiques sont vraisemblablement plus avancés que ne le formulent le GIEC et la communauté internationale, tant le réchauffement des mers et la fonte de la banquise commencent à avoir de multiples effets sur les océans et l’atmosphère, s’exprimant sous la forme de « feedbacks positifs » que la science commence à peine à identifier. En même temps, côtoyer ces chercheurs aussi talentueux et pédagogues que bons vivants ne fait que renforcer mon espoir que leurs voix portent davantage dans nos sociétés et en guident les choix. Car s’ils ont beau documenter et annoncer des bouleversements qui pourraient être irrémédiables pour l’espèce humaine, ils détiennent surtout le savoir pour en esquisser les remèdes, avant que la machine ne s’emballe pour de bon.
FIN
Clément Sabourin est journaliste au bureau de l'AFP à Montréal. Suivez-le sur Twitter.
Lisez aussi:
Climat : le moment « Oh merde ! »
(AFP / Yoshikazu Tsuno)
Le moment « Oh merde ! » (the "oh shit!" moment): c'est ainsi que le philosophe australien Clive Hamilton appelle le choc violent, la prise de conscience brutale durant laquelle notre réticence instinctive à envisager la fin des temps cède soudainement sous le poids des catastrophes qui menacent d'engloutir l'unique planète sur laquelle nous pouvons vivre.
« J'ai ressenti le moment "Oh merde !" pendant une conférence à Oxford en 2009 », raconte Marlowe Hood, qui a tenu la rubrique environnement à l'AFP de 2007 à 2012. « Je discutais avec des scientifiques de haut rang réunis pour imaginer à quoi ressemblerait un monde plus chaud de 4°C. Le résultat? Un tableau d'une misère sans nom: des guerres pour l'accès à l'eau, des réfugiés climatiques par centaines de millions, une explosion des vecteurs d'épidémie et une famine généralisée. »
Le scénario des 4°C est aujourd'hui considéré seulement comme une projection intermédiaire à l'horizon 2100.