Photographe dans la ville - cimetière
PARIS, 15 septembre 2015 – Dans la zone rebelle d’Alep, presque tous les jardins publics ont été transformés en cimetières. Il n’y a plus de restaurants, plus de distractions, plus de bonheur. Plusieurs fois par jour, on entend les avions de l’armée d’Assad qui passent en vrombissant au-dessus de nos têtes. On n’est jamais en sécurité. A chaque instant, quand tu marches dans la rue, quand tu es chez toi, quand tu vas à la mosquée, un baril d’explosifs peut te tomber dessus. Un jour tu es assis et du discutes avec quelqu’un, et le lendemain tu apprends qu’il est mort.
En 2011, j’avais dix-neuf ans, j’étudiais l’informatique à l’université d’Alep et je ne prenais jamais de photos. Mais quand la révolution syrienne a éclaté, j’ai commencé à filmer et à photographier les protestations anti-régime pour un média local. Puis je me suis fait arrêter pendant une manifestation et j’ai passé un mois en prison. Quand je suis sorti, je me suis installé dans la zone tenue par l’Armée syrienne libre et j’ai commencé à travailler pour l’Aleppo Media Centre (AMC), l’agence d’informations de la rébellion. En 2014, par l’intermédiaire d’un ami, je suis entré en contact avec l’AFP qui a commencé à m’acheter des images.
Celle ci-dessus vient d'être primée au concours international de photojournalisme de l’émirat de Fujaïrah (Fipcom). Je l’ai prise dans le quartier de Kallaseh à Alep le 3 juin 2014, le jour de « l’élection présidentielle » en Syrie remportée à presque 90% par Bachar al-Assad. Dans les quartiers tenus par le régime, à quelques centaines de mètres de là, les gens allaient voter. Moi j’étais en train de rouler dans ma voiture quand une bombe est tombée tout près. Dans un brouillard de poussière, entre les ruines d’un immeuble et d’une mosquée à moitié effondrés, j’ai vu cet homme courir vers un camion des secouristes avec, dans ses bras, sa petite sœur grièvement blessée ou peut-être même déjà morte. Je n’ai jamais su ce que sont devenus cet homme et cette enfant.
Je suis fier d’avoir été récompensé au Fipcom, mais j’espère que le public saura voir au-delà de cette photo. La Syrie, c’est plus que des images de bombes, de souffrances : ce sont des gens qui veulent la liberté, qui veulent construire leur pays. Avec le temps, j’ai appris à aimer mon nouveau métier, mais la photographie n’est pas un hobby pour moi. C’est une façon de dire au monde ce qui se passe ici. Si j’arrête, si mes amis arrêtent, alors le régime ne se contentera plus de jeter des barils d’explosifs sur Alep. Il fera encore pire, et personne ne le saura.
Je vis et je travaille dans la partie rebelle d’Alep, où je suis libre de mes mouvements. On a internet par intermittence. On peut acheter des cartes SIM à deux dollars et faire marcher la Wifi sur des ordinateurs branchés sur des générateurs ou des batteries de voitures. A l’AMC, nous avons organisé un système de veille sur Facebook. Nous avons des correspondants dans une cinquantaine de secteurs de la ville qui nous alertent quand un événement survient près chez eux. Dès qu’il se passe quelque chose quelque part – la chute d’un baril d’explosifs par exemple – nous sortons tous ensemble pour faire notre travail.
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A la longue, on finit par s’endurcir face à l’horreur. Mais il y a encore des moments où je suis incapable de travailler, où ce que je vois est insoutenable. En mai 2015, quand un baril d’explosifs balancé par le régime a fait plus de soixante-dix morts dans un marché d’Alep, je n’ai pas pu prendre de photos. Je me suis assis et je me suis mis à pleurer. Le carnage autour de moi était insupportable. Puis mes amis de l’AMC m’ont relevé et m’ont encouragé à continuer. J’ai repris le travail.
Il arrive aussi que les gens se montrent hostiles à mon égard. Quand une attaque meurtrière vient de se produire quelque part et que les habitants ramassent les cadavres et les blessés en sang, certains n’aiment pas que les photographes soient là. Ils pensent que c’est à cause de nous si des choses comme ça arrivent, que nous attirons l’attention sur eux, sur leur quartier. Quand je suis confronté à ce genre de situation, je m’efforce de déguerpir le plus vite possible.
Fusées-éléphant
Les gens d’Alep aiment l’hiver car il y a souvent des nuages, ce qui veut dire que les avions du régime ne peuvent pas venir. Le bruit des avions est obsédant, c’est ce qu’il y a de plus dur à supporter. Ils arrivent à peu près toujours à la même heure : soit le matin, soit le soir. Pendant la journée on a quelques secondes pour voir ou entendre le baril qui vient d’être largué, prévoir à peu près où ça va tomber et se cacher. Mais la nuit, c’est beaucoup plus dangereux : il fait noir, et il n’y a pas moyen. Le régime utilise aussi la « fusée-éléphant », un projectile artisanal qui consiste en une bombe de forte puissance couplée à des moteurs de roquette. Quand elle monte, la fusée fait un bruit lugubre qui ressemble à un barrissement – d’où son nom – et alors on a très peur, car il est impossible de savoir où elle va s’abattre.
Avant, j’allais en Turquie tous les deux ou trois mois, pour souffler. Mais depuis quelques mois la frontière est fermée et c’est devenu beaucoup plus difficile. Il faut payer un passeur, qui coûte 400 dollars. Alors je n’ai plus aucun endroit sûr où me mettre à l’abri de temps en temps et reprendre des forces. Maintenant je suis en France, pour recevoir le prix Fipcom. Et à chaque instant je pense à ma femme, à mes parents, à mes amis photographes qui sont restés à Alep et qui peuvent mourir. J’ai toujours la guerre dans la tête.
Baraa Al-Halabi est un photographe indépendant basé à Alep, qui collabore régulièrement avec l'AFP. Suivez-le sur Twitter. Ce texte a été rédigé avec Roland de Courson à Paris, avec la collaboration de Janine Haidar pour la traduction (lire la version arabe).
Après un bombardement contre Alep, le 15 juillet 2014 (AFP / Baraa Al-Halabi)