Un enfant somalien atteint de la polio joue au football dans le camp pour personnes déplacées de Sayyid à Mogadiscio le 12 juin 2014, le jour du coup d'envoi de la Coupe du monde au Brésil (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Bonheurs éphémères à Mogadiscio

PARIS, 11 septembre 2015 – Je suis né et j’ai grandi à Mogadiscio. J’ai toujours voulu être photographe mais, à cause du chaos qui règne dans mon pays, je n’ai jamais eu la chance d’étudier la photographie. J’ai pris mes premières images quand j’étais très jeune. Des amis m’ont appris le métier petit à petit et à 15 ans, j’ai publié ma première photo dans la presse. C’était un reportage dans un centre d’alimentation pour réfugiés. J’étais tellement heureux le jour où j’ai vu pour la première fois une de mes images dans le journal local ! Le rédacteur en chef m’a dit : « tu fais du bon travail. Continue à marcher dans Mogadiscio et à prendre des photos. Fais des essais. N’aie pas peur ».

C’est comme ça que j’ai trouvé ma voie. De fil en aiguille, je suis arrivé jusqu’à l’AFP. J’ai commencé à travailler en freelance pour l’agence en 2011.

Attentat-suicide contre le palais de justice de Mogadiscio, le 14 avril 2013

(AFP / Mohamed Abdiwahab)

A Mogadiscio, la vie est la même pour tout le monde. On se lève le matin en sachant que n’importe quel malheur a toutes les chances de vous tomber dessus avant la tombée de la nuit. J’ai 28 ans. J’ai eu la chance de survivre jusqu’à présent, et de ne jamais avoir été blessé. Mais j’ai perdu tant de collègues, tant de parents, tant d’amis… J’ai enterré plus de trente de mes camarades journalistes depuis que j’ai commencé à travailler et à chaque fois que je vois un ami mourir, c’est un peu comme si je mourais moi-même.

Funérailles du journaliste Mohamed Mohamud Timacade, de la chaîne somalienne basée à Londres Universal TV, assassiné en octobre 2013 (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Tout est dangereux en Somalie. Dans ce pays où les ennemis de la liberté d'expression sont nombreux, on est encore plus exposé quand on est journaliste.

Alors il faut faire attention tout le temps, surveiller ses arrières, regarder autour de soi, être sûr de la personne qui marche à tes côtés… Je travaille parfois avec un casque et un gilet pare-balles avec la mention « presse » écrite dessus. Cela peut servir. Dans beaucoup de situations, en revanche, il est plus prudent de passer incognito, de cacher son appareil photo même si en ville, presque tout le monde me connait, je suis facilement repérable. Nous travaillons toujours en groupe, avec d’autres journalistes des médias locaux et étrangers. Nous partageons les informations et nous nous protégeons mutuellement.

Partie de football sur Lido Beach à Mogadiscio, le 11 août 2015 (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Etre photographe en Somalie est un travail effrayant, impossible de dire le contraire. La peur est une réaction humaine et, comme tout le monde, je la ressens. Mais pour travailler dans une zone de guerre comme la Somalie, tu dois t’endurcir. Tu sais que quelque chose de fâcheux t’arrivera de toute façon, que ce soit aujourd’hui, demain ou dans quelques jours. Alors tu surmontes ta peur et tu prends des risques, tu te sacrifies.

Je suis venu en France pour le festival Visa pour l’image de Perpignan, où j’étais un des vingt-cinq photographes exposés. En dehors de quelques voyages au Kenya, je n’étais jamais sorti de Somalie. Je n’ai jamais connu autre chose que le chaos, les combats, la famine, les attentats, les bains de sang. Alors vous imaginez comment j’ai pu me sentir quand je me suis retrouvé pour la première fois tout seul dans les rues de Paris ! Quand j’ai vu tous ces gens qui marchaient paisiblement vers leur travail ou vers l’école, qui se détendaient aux terrasses des cafés…

Le photographe de l'AFP à Mogadiscio Mohamed Abdiwahab (AFP)

Ici je peux me promener partout avec mon appareil, prendre des photos de tout, y compris du palais présidentiel, sans risquer d’être pris à partie ou tué. Prendre le métro à Paris a été toute une expérience, car évidemment rien de tel n'existe en Somalie. On peut se déplacer si rapidement et si facilement, tout est si accessible, on peut faire simplement des choses qui en Somalie relèveraient de l'expédition. J’éprouve cela pour la première fois de ma vie.

Attentat devant le ministère de l'Education à Mogadiscio, revendiqué par les shebab, le 14 avril 2015 (AFP / Mohamed Abdiwahab)

J’ai rencontré des centaines de personnes à Perpignan et j’ai donné de nombreuses interviews. La plupart des gens à qui j’ai parlé ne connaissaient pas grand-chose à la Somalie et ils étaient très curieux de mon travail. Cela m’a fait plaisir. Mon exposition montrait la vie quotidienne à Mogadiscio : l’alternance des jours de chaos et de violences avec les moments où la vie redevient à peu près normale.

Les organisateurs de Visa pour l'Image m'ont appris qu'en vingt-sept ans d'histoire du festival, et bien que la Somalie soit un point chaud de l'actualité internationale, j'étais le premier photographe somalien à être exposé. Cela m'a surpris. J'en éprouve une grande fierté et j'ai attaché une grande importance à partager ce que je vis dans mon pays, à mettre les choses en perspective. 

Des pêcheurs somaliens se dirigent vers un marché pour y vendre un requin et un espadon dans le quartier de Hamarweyne à Mogadiscio, le 18 novembre 2014 (AFP / Mohamed Abdiwahab)

J'ai donné une conférence sur une grande scène, devant une foule gigantesque. C'était impressionnant. J'ai senti que les gens étaient passionnés, qu'ils étaient heureux de pouvoir communiquer directement avec moi. Je peux le comprendre, car mon pays n'est pas facilement accessible pour les étrangers et j'étais en mesure d'offrir le point de vue de quelqu'un qui vit réellement dedans, quelque chose qu'on ne peut obtenir en lisant des articles sur la Somalie ou en écoutant le témoignage de quelqu'un qui ne va dans le pays que ponctuellement. Je me suis senti respecté. J'avais voix au chapître.

Ce que j'ai le plus aimé de mon séjour en France, c'est le fait de me retrouver au milieu de tous ces collègues aussi passionnés de photographie que moi. Nous sommes une poignée de journalistes en Somalie à faire ce travail important, mais nous ne jouissons pas du soutien et de la compréhension dont nous avons besoin, et bien évidemment jamais de grandes célébrations de notre travail comme c'est le cas à Visa pour l'image.

Un camion de paille entre Mogadiscio et Afgoye, le 31 mars 2015 (AFP / Mohamed Abdiwahab)

C'était génial de voir le travail de photographes d'autres pays et de les rencontrer lors d'un festival aussi énorme. C'est galvanisant. Me retrouver dans cet environnement m'a vraiment permis de réfléchir, d'étudier, de discuter photographie, une activité qui est si importante pour moi, pour laquelle je mets ma vie en jeu. Si j'en ai la possibilité, je veux revenir à Perpignan chaque année. En une semaine, j'ai accumulé l'équivalent d'un an de connaissances. J'ai trouvé de nouvelles idées, de nouvelles sources d'inspiration pour alimenter mes photographies.

J’ignore de quoi l’avenir de la Somalie sera fait, mais j’ai l’impression que les choses se sont un tout petit peu améliorées depuis quelques années. Entre les différentes factions, la guerre continue, mais les Somaliens ordinaires sont fatigués. Ils ont vécu trop de malheurs, ils en ont assez, ils s’efforcent de créer un quotidien normal. Quelques émigrés commencent à revenir, on voit des gens qui ouvrent des commerces…

Un soldat du gouvernement somalien de transition pendant une visite du président du pays à Afgoye, le 30 juillet 2012 (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Les moments de bonheur existent-ils en Somalie ? Depuis que j’ai commencé ce métier, je ne peux malheureusement pas dire oui. Quelquefois, je me sens heureux quand il y a une accalmie et que je parviens à photographier des gens qui se détendent sur la plage, ou qui jouent au football… C’est un vrai moment de joie pour moi.

Mais je sais que le lendemain, ou l’après-midi même, la violence et le chaos reviendront. Alors je ne peux jamais être 100% heureux.

Exécution d'un homme condamné pour le meurtre du journaliste somalien Hassan Yusuf Absuge, le 17 août 2013 à Mogadiscio (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Depuis que je suis arrivé en France, ma famille à Mogadiscio fait pression sur moi. A Perpignan, j’ai reçu un coup de téléphone de mon père. « Quels sont tes projets ? » m’a-t-il demandé. Quand je lui ai dit que j’allais rentrer à Mogadiscio mi-septembre, il a essayé de m’en dissuader. Il m’a dit : « tu es fou ! Tu es dans un pays sûr. Ne reviens pas, fais des études, trouve un travail dans un restaurant, change de vie ! » Il faut le comprendre. Tant de gens sont tombés autour de nous. Tant de voisins sont morts en essayant de traverser la Méditerranée.

La carcasse d'une voiture piégée dans le quartier de Wardhigley à Mogadiscio, le 27 février 2015 (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Je vais retourner en Somalie. J’ai dit à ma famille que, même si la vie est probablement plus facile en Europe, je veux partager avec eux toutes les mauvaises choses qui leur arriveront. Etre photographe à Mogadiscio est très risqué, mais j’aime ce travail, parce qu’il me permet d’être parmi les miens, et parce que montrer au reste du monde ce qui se passe en Somalie est quelque chose d'utile. En fait, plus que comme mon travail, je considère la photographie comme un devoir.

Et puis, je veux vivre le jour où je pourrai enfin photographier autre chose que des malheurs. Couvrir des compétitions sportives, des événements économiques… J’ai commencé ma carrière de photographe dans un pays en plein chaos. Mon but est de l’achever dans un pays normal.

Mohamed Abdiwahab est un photographe indépendant basé à Mogadiscio, collaborateur régulier de l’AFP. Cet article a été rédigé avec Roland de Courson à Paris et Carl de Souza à Nairobi.

Mohamed Abdiwahab montre ses photos à la ministre française de la Culture Fleur Pellerin au festival Visa pour l'Image de Perpignan, le 4 septembre 2015 (AFP / Raymong Roig)
Des enfants jouent au football à Hargeisa, le 15 mai 2015 (AFP / Mohamed Abdiwahab)
Un soldat patrouille dans les rues de Mogadiscio, le 22 février 2014 (AFP / Mohamed Abdiwahab)
Des réfugiés somaliens quittent le camp de Sarkusta rasé par l'armée sur ordre du gouvernement, le 4 mars 2015 (AFP / Mohamed Abdiwahab)
Un soldat surveille les alentours d'une base militaire de Mogadiscio cible d'une attaque-suicide, le 21 juin 2015 (AFP / Mohamed Abdiwahab)
Cérémonie pour le 52e anniversaire de l'indépendance de la Somalie au stade Konis de Mogadiscio, le 1er juillet 2012 (AFP / Mohamed Abdiwahab)
Un enfant se promène avec son fusil jouet sur Lido Beach à Mogadiscio, le 8 août 2013 (AFP / Mohamed Abdiwahab)