Avec les rescapés de l’enfer du Yémen
OBOCK (Djibouti), 17 avril 2015 – Nous appareillons de Djibouti pour le port d’Obock, une petite ville de pêcheurs habituellement tranquille de l'autre côté du Golfe de Tadjoura, où des centaines de réfugiés fuyant la guerre au Yémen voisin affluent à bord d’embarcations en tout genre.
Je suis arrivé à Djibouti il y a trois jours avec mon collègue reporter vidéo Colin Cosier, venu d’Addis-Abeba. Il nous a fallu longuement négocier avec les autorités du petit Etat de la Corne de l’Afrique pour obtenir l’accréditation nécessaire pour rendre visite aux réfugiés, avant de récupérer notre matériel et de quitter la capitale pour Obock.
Les civils qui fuient le Yémen débarquent à Obock par vagues, parfois au beau milieu de la nuit. Plus de 300 personnes de tous âges sont actuellement hébergées dans une salle de sports et dans un orphelinat encore en construction. Ces deux bâtiments ont été financés par le gouvernement égyptien, qui en a cédé temporairement l’usage à l’Agence des nations unies pour les réfugiés en attendant la mise en place d’un camp digne de ce nom à quelques kilomètres du centre-ville.
Même si la salle de sports et l’orphelinat sont flambant-neufs, l’odeur nauséabonde qui flotte dans l’atmosphère démontre que leurs installations sanitaires n’ont pas été conçues pour être utilisées par autant de monde à la fois. Jeunes et vieux, hommes, femmes et enfants organisent des tours pour se rendre aux toilettes. Le manque d’intimité est flagrant, et apparemment très difficile à supporter pour les musulmanes conservatrices.
« J’aurais préféré mourir au Yémen plutôt que de vivre ça », murmure l’une d’elles.
Les enfants courent partout et jouent avec insouciance. Mais du côté des adultes, le désarroi est palpable. Beaucoup se plaignent de la façon dont ils sont traités par les agences humanitaires et par les autorités locales. Certaines femmes refusent que je les photographie. D’autres viennent vers moi et me pressent de questions auxquelles je ne peux répondre : quand va-t-on leur rendre leurs passeports ? Quand leur offrira-t-on des conditions d’hébergement plus dignes ?
Au bout d’un moment, les gens finissent par s’habituer à notre présence et nous parlent plus librement. Certains nous racontent le périlleux voyage en bateau à travers le Golfe d’Aden. Un groupe a voyagé pendant deux jours sur le pont d’un pétrolier, à même le sol et sans guère de protection contre le soleil implacable. Alors qu’ils s’éloignaient des côtés yéménites, ils pouvaient voir dans le lointain les frappes aériennes menées par la coalition arabe dirigée par l’Arabie saoudite contre les rebelles chiites Houthis, qui se sont emparés d’une grande partie du pays.
Un autre groupe vient de la région de Bab-el-Mandeb, au bord du détroit du même nom qui sépare l’Afrique de la Péninsule arabique, à l’entrée de la Mer Rouge. « Nous sommes arrivés à bord de nos propres petits bateaux par familles entières, trente familles avec 200 personnes au total », nous raconte l’un des réfugiés, Murisama Mohamed Ahmed. « Les positions des militaires étaient toutes proches, nous avions peur pour nos enfants ».
Plusieurs jeunes hommes se rassemblent autour de moi. Ils me parlent en arabe, se montrent amicaux. Il devient vite évident qu’ils ont vécu un enfer : ils exhibent les photos et les vidéos terribles qu’ils ont prises avant de fuir la ville d’Aden. On y voit des maisons détruites ou en flammes, des cadavres atrocement mutilés. Je me dis que ces jeunes ont de la chance de s’en être sortis vivants. Pendant les deux jours que je passe en leur compagnie, ma sympathie à leur égard et mon admiration pour leur énergie à aller de l’avant ne font que croître.
Je photographie les sourires des enfants, les expressions interrogatrices des adolescents, les regards profonds et réservés de leurs aînés. J’essaye de travailler de la façon la plus sensible possible, de capturer les émotions qu’expriment leurs visages.
Mais comme à chaque fois que je photographie la douleur des autres, que je suis le témoin de vies brisées par la guerre, je ne peux m’empêcher d’être amer, en me disant qu’il y a peu de chances pour que mon travail permette d’améliorer leur sort.
Tony Karumba est un photographe de l’AFP basé à Nairobi.