Un Houthi menace des manifestants yéménites opposés à la prise de contrôle de la capitale Sanaa par la rébellion chiite, le 24 janvier 2015 (AFP / Mohammed Huwais)

« Quitte ta maison dans dix minutes ! »

DUBAÏ, 8 avril 2015 – Des mois de combats acharnés dans l’un des pays les plus pauvres du monde, une dynamique de factions qui oppose rebelles chiites soutenus par l’Iran, « comités populaires » restés loyaux à un président en fuite, jihadistes d’Al-Qaïda ou de l’Etat islamique, ainsi qu’une coalition arabo-sunnite menée par l’Arabie saoudite: telle est la donne du conflit au Yémen, aussi difficile à comprendre pour l’observateur étranger que dangereux à couvrir pour les journalistes sur place.

Dans la soirée du 31 mars, notre correspondant à Aden, Fawaz Al-Haidari, reçoit un « conseil amical » d’un responsable des « comités populaires » : « Quitte ta maison d’ici dix minutes, il va y avoir des bombardements ! »

Un milicien anti-houthi pendant des combats dans une rue d'Aden, le 8 avril 2015 (AFP / Saled Al-Obeidi)

Le « tuyau » s’avère exact: le quartier de Dar Saad, à l'entrée nord d'Aden, où les rebelles chiites Houthis se sont subitement déployés, est effectivement bombardé par l’aviation saoudienne. Fawaz, 29 ans, part se réfugier avec son épouse et son père dans la maison d'un proche, dans un autre secteur d'Aden, le quartier de Bassatine. Mais, là aussi, la situation est dangereuse. Toute la nuit, des belligérants souvent dopés au qat, une plante euphorisante qu’ils ont mâchée pendant des heures, échangent des tirs nourris. Dans la matinée, Fawaz ramasse quelques affaires chez lui et quitte Aden avec son épouse et son père pour se réfugier à Taëz, une ville un peu plus nord.

Al-Qaïda profite du chaos pour libérer 300 détenus

En dépit de cette situation, notre collaborateur dans le sud du Yémen continue de nous alimenter vingt-quatre heures sur vingt-quatre en informations fiables, recueillies auprès de ses sources habituelles : hauts gradés, responsables de l’administration, médecins, militants de tous bords de cette ville portuaire du sud qui paye actuellement un lourd tribut en victimes civiles.

Des Yéménites creusent les tombes des victimes d'un bombardement de la coalition arabe sunnite contre des positions Houthi à Bani Matar, à 70 km à l'ouest de Sanaa, le 4 avril (AFP / Mohammed Huwais)

Grâce aussi à ses contacts dans d’autres provinces, Fawaz a été le premier, en dépit des coupures d’électricité, à annoncer le 2 avril l’entrée dans la ville de Moukalla de centaines de combattants d’Al-Qaïda qui ont profité du désordre pour libérer plus de 300 détenus, dont un de leurs chefs, et s’emparer des principaux quartiers. Fawaz connaît bien Al-Qaïda car il a commencé à collaborer avec l’AFP en 2010 en rapportant des attaques spectaculaires du réseau de feu Oussama ben Laden dans le sud du pays.

Le martyre d'Aden

En partant pour Taëz, Fawaz a laissé derrière lui à Aden deux collègues, le reporter vidéo Nabil Hassan et le photographe Saleh Al-Obeidi. Malgré les risques à chaque coin de rue, ces journalistes continuent de raconter chaque jour en images le martyre de la deuxième ville du Yémen. Leurs vidéos et photos sont reprises dans le monde entier.

Des combattants du mouvement séparatiste du Yémen du sud à Aden, le 6 avril (AFP / Saleh Al-Obeidi)

Plus au nord, dans la capitale Sanaa, notre correspondant Jamal Al-Jabiri nous annonce avec joie dans la matinée du 6 avril que la nuit précédente a été « la plus calme » depuis le déclenchement le 26 mars des raids aériens saoudiens. La région de Sanaa a été littéralement écrasée sous des tapis de bombes pendant plus de dix jours, mais les frappes qui ont visé des bases et installations rebelles ont effrayé toute la population et Jamal a rapporté quotidiennement des témoignages poignants qui ont alimenté nos synthèses.

Le 20 mars, Jamal avait déjà couvert quatre attaques suicide, revendiquées par le groupe Etat islamique, contre deux mosquées fréquentées par les Houthis à Sanaa. Le carnage avait fait 142 morts et 351 blessés. Jamal, 35 ans, a commencé à collaborer avec notre agence en 2009.

Vidéo : Attentats revendiqués par le groupe Etat islamique contre des mosquées à Sanaa le 20 mars.

Au bureau de l’AFP à Dubaï, quartier-général pour la Péninsule arabique, nous avons l’impression que le correspondant à Sanaa ne dort jamais. Il envoie ses dernières informations en fin de soirée et, à notre arrivée au bureau tôt le matin, nous trouvons déjà une série d’emails pour compléter le tableau de la nuit pour les régions du nord. Un peu jaloux de Fawaz et de ses informations sur la prise de Moukalla par Al-Qaïda, il insiste pour qu’on ajoute cette précision dans le papier : « les hommes d’Al-Qaïda sont entrés dans la succursale de la Banque centrale, qu’ils ont mise à sac, mais n’ont pas réussi à ouvrir les coffres après avoir désespérément cherché les codes ».

« Une danse sur la tête de serpents »

Le bureau de Dubaï, qui couvre sept pays, a la rude tâche d’essayer d’expliquer ce conflit particulièrement complexe et de sans cesse contextualiser des informations sur une société où les dimensions tribale, régionale et confessionnelle s’entremêlent, et où les allégeances peuvent changer du jour au lendemain. L’ancien président Ali Abdallah Saleh, qui est allié aujourd’hui aux Houthis, ne s’était pas trompé en comparant la tâche de gouverner le Yémen à « une danse sur la tête de serpents »…

La situation dans ce pays de 24 millions d’habitants n’a cessé de se détériorer depuis l'insurrection populaire de 2011, dans le sillage du « Printemps arabe », qui avait poussé au départ M. Saleh. Incarné par le président Abd Rabbo Mansour Hadi, un apparatchik de l’ancien Yémen du Sud communiste, le nouveau pouvoir central a été petit à petit marginalisé par les Houthis et par Al-Qaïda qui s’appuie souvent sur des tribus sunnites locales. Houthis et jihadistes ont chacun accru leur influence, tout en se livrant entre eux à une guerre sans merci.

« Tempête décisive » pour contrer les Houthis, et l'Iran

Après avoir conquis une grande partie de Sanaa et de vastes régions du nord et du centre du Yémen, les Houthis s’étaient emparés du palais présidentiel fin janvier à Sanaa. Le président Hadi, réfugié pendant un plus d’un mois à Aden, a fini par fuir en Arabie saoudite le 25 mars. Le lendemain, une coalition de neuf pays arabes menée par Ryad déclenchait l’opération « Tempête décisive », des raids aériens intensifs visant à freiner l’avancée des Houthis et, en filigrane, empêcher l’Iran d’étendre son influence dans la Péninsule arabique.

Des partisans des Houthis frappent avec leurs chaussures un portrait du président yéménite en fuite Abd Rabbo Mansour Hadi pendant une manifestation à Sanaa, le 1er avril (AFP / Mohammed Huwais)

Il était déjà extrêmement dangereux de se rendre au Yémen en raison notamment des risques d’enlèvement. L’effondrement de l’Etat, puis le début de la guerre interdisent tout voyage du fait de l’impossibilité d’obtenir des visas et de la fermeture des ports et aéroports. Notre correspondant au Yémen de longue date, Hammoud Mounassar, ayant été contraint de quitter le pays le 24 mars, toute la couverture de l’AFP repose désormais sur un réseau de pigistes qui effectuent un travail remarquable malgré le danger permanent.

Notre photographe à Sanaa, Mohammed Huwais, 39 ans, a eu l’honneur de faire la couverture de l’édition internationale de Time Magazine, couronnant son travail dans des conditions difficiles, au milieu de menaces des Houthis qui contrôlent la capitale depuis septembre 2014.

Des partisans des Houthis manifestent à Taëz, le 1er avril 2015 (AFP / Abdel Rahman Abdallah)

Sans que l’on sache très bien pourquoi, les miliciens chiites, qui il y a quelques mois encore laissaient travailler les journalistes sans trop de difficultés, se sont fait beaucoup plus hostiles récemment. Il a par exemple été impossible à Mohammed de s’approcher du palais présidentiel lors de sa prise par les rebelles.

En raison de la guerre, Mohammed, qui travaille pour nous depuis 2010, a aussi commencé à solliciter d’autres pigistes ailleurs dans le pays. Côté vidéo, Sami Al-Ansi coordonne depuis Le Caire la production d’un autre pigiste yéménite Hani Ali.

Vidéo : Combats entre milices et rebelles houthis dans Aden le 6 avril.

Ces derniers jours, les organisations humanitaires font état d’une situation « catastrophique » au Yémen, et notamment à Aden dont les 800.000 habitants subissent à la fois la pression des rebelles pour s’emparer de la ville et les bombardements de la coalition.

Pour les journalistes, la guerre au Yémen rappelle à bien des égards celle en Syrie : un conflit de plus en plus violent et complexe, dans lequel aucun reporter étranger ne peut s’aventurer sans s’exposer à un enlèvement ou même à la mort, et dont la couverture quotidienne repose exclusivement sur le courage et l’efficacité de professionnels locaux.

René Slama est le directeur du bureau de l'AFP à Dubaï, responsable de la couverture de sept pays de la Péninsule arabique, dont le Yémen.

Un Yéménite examine les dégâts provoqués par une frappe aérienne saoudienne contre des positions Houthi près de l'aéroport de Sanaa, le 26 mars 2015. La photo est reprise en couverture du magazine américain Time (AFP / Mohammed Huwais)