Avec les nomades de New Delhi
FARIDABAD (Inde), 9 avril 2015 – Depuis que j’ai emménagé à Faridabad, une banlieue tentaculaire de New Delhi, il y a environ un an, j’aperçois de temps en temps des tribus nomades avec leurs troupeaux de moutons au milieu de la route près de chez moi. Je me suis longtemps demandé d’où ils sortaient et où ils allaient.
Le mois dernier, en rentrant à la maison en voiture, je tombe encore sur un groupe de ces bergers et cette fois, je me décide à aller à leur rencontre. C’est dimanche, j’ai tout le temps de m’arrêter et de prendre quelques photos. Je leurs dis bonjour, ils me rendent mon salut et nous commençons à bavarder. Ils me racontent qu’ils sont sur le point de déménager vers un autre campement. Plus tard ce jour-là, je reviens pour les photographier en train de faire leurs bagages.
Il s’agit d’un clan originaire du Rajasthan, un Etat désertique de l’ouest de l’Inde. La famille compte une trentaine d’individus. Ils sont à mi-chemin d’un périple d’un an à travers l’Inde, à la recherche de pâturages pour leurs quelque 2.500 moutons. Ils campent là où ils peuvent, au grand air. Je me rends compte que j’ai là de la matière pour une très bonne série de photos magazine. Quand, de retour au bureau, je montre mes images à mon éditeur, il m’encourage à retourner voir les nomades pour en faire davantage.
Il y a un obstacle : les nomades, par définition, se déplacent tout le temps. Ils ne campent pas au bord des routes principales mais s’installent toujours un peu en retrait, là où leurs bêtes trouvent de l’herbe à brouter. Pas facile de les retrouver quand on les a perdus de vue…
Heureusement, dans ce genre de situation, on finit toujours par dénicher quelqu’un qui peut vous aider. Dans le cas présent, mon sauveur s’appelle Maala. C’est un membre du groupe de nomades qui parle beaucoup mieux hindi que les autres et qui, par chance, dispose d’un téléphone portable.
Au début, il veut savoir pourquoi je tiens tant à prendre des photos. Les nomades s’installent sur les terrains vagues qu’ils trouvent sur leur chemin, et ils ont toujours un peu peur de s’attirer des ennuis. Une fois rassuré sur mes intentions, Maala accepte de m’indiquer comment rejoindre le groupe, en utilisant pour cela des repères dans le paysage vu que les nomades n’ont pas d’adresse.
L’ambiance se réchauffe considérablement quand j’arrive muni de tirages des photos que j’ai prises lors de mes précédentes visites. Les nomades sont aux anges. Ils m’ouvrent un peu plus les portes de leur grande famille.
Chaque couple a quatre ou cinq enfants et j’avoue ne pas être très sûr de qui est le fils ou la fille de qui. Mais à la fin de mon séjour dans le clan, je connais les prénoms de tous les gamins et même celui d’un des ânes, Rinku !
J’effectue au total une demi-douzaine de visites diurnes au groupe alors qu’il se déplace entre trois sites différents, dans un rayon de 30 à 70 kilomètres autour de Delhi. Je participe aussi à une veillée autour du feu. Cela me laisse le temps d’écouter leurs histoires.
Le clan gagne sa vie en vendant de la laine et des moutons mâles. Cette activité lui rapporte environ 250.000 roupies (3.700 euros) tous les six mois. L’argent est partagé équitablement entre les membres de la famille. Les hommes conduisent les bêtes au pâturage et traient les brebis, les femmes font la cuisine, vont chercher de l’eau et fabriquent le beurre. Les enfants accompagnent leurs aînés en jouent gaiement dans les arbres ou avec les moutons. Le groupe campe à la belle étoile, se lavant et faisant la lessive quand il trouve un point d’eau accessible.
Je suis particulièrement curieux à l’égard des enfants. N’ont-ils pas envie d’aller à l’école, histoire d’aller plus loin dans la vie ? Mais au sein du groupe, seule une petite fille est scolarisée. Les autres disent qu’ils n’ont pas envie d’étudier. Pourquoi irions-nous à l’école ? demandent-ils. Et puis qui s’occuperait des moutons ?
Les adultes non plus n’ont pas l’air d’envisager une autre vie. Et pas nécessairement par choix. Certains me confient qu’ils ne gagnent pas assez d’argent, qu’ils ont des dettes. Ils se décrivent eux-mêmes comme étant dénués de toute éducation. Ils n’ont pas les connaissances techniques pour être ouvriers de la construction, ni les compétences agricoles pour devenir fermiers.
« Depuis des générations, nous vivons en élevant des moutons », me raconte le doyen du clan, Padma Ram, 65 ans, en ajustant son turban rouge. « Nous ne savons ni lire ni écrire, nos enfants non plus, et c’est le seul mode de vie que nous connaissons ».
Un autre membre de la famille m’affirme qu’ils ne sont bons qu’à veiller la nuit pour empêcher les prédateurs de s’en prendre à leurs bêtes, et qu’à marcher cinquante kilomètres par jour. A la rigueur, ils feraient peut-être de bons policiers ou gardes de sécurité, plaisante quelqu’un.
Padma Ram avait 12 ans quand il est devenu berger. A l’époque, se souvient-il, les environs de Delhi, c’était la campagne. En quelques années, le paysage s’est radicalement transformé. La ville s’étend à une vitesse spectaculaire, et les terrains vagues où broutent les moutons sont tous marqués pour être urbanisés dans un avenir proche.
Quand je leur demande comment ils optent pour une destination au lieu d’une autre, ils me répondent invariablement que ce sont les moutons qui choisissent. Les décisions semblent prises au jour le jour, basées sur les besoins des animaux, sans logique apparente. Quand vient le moment de changer d’endroit, un membre du clan se lève avant l’aube et part en reconnaissance. Une fois qu’il a trouvé un nouvel emplacement adéquat, il revient vers le camp et guide la tribu vers sa nouvelle destination.
Leurs vies tiennent dans ce qu’ils peuvent charger sur leurs mules : des lits légers en corde, des draps et des ustensiles de cuisine. Les bébés voyagent à dos d’âne. De même que les agneaux encore incapables de marcher, qui sont suspendus par groupes de deux ou trois sur les flancs de chaque monture. Ce n’est pas une existence facile : il faut marcher des milliers de kilomètres, camper à la dure, sans électricité, sans véritable abri contre le vent et la pluie et avec peu d’accès à l’eau potable. Ils n’ont pas le choix. Mais ils ne semblent pas malheureux pour autant.
L’Inde est un pays gigantesque, qui compte un nombre incalculable de langues et de cultures. Rendre visite à ces nomades, partager un thé autour du feu, est pour moi comme un petit voyage sur une autre planète. Une de ces bonheurs que ma profession me permet.
Chacune de mes virées chez les nomades se termine invariablement par une séance de portraits à la demande d’une quinzaine de minutes. Même les femmes de la famille finissent par poser sans leurs voiles, pour des photos à usage privé uniquement. Les enfants se précipitent sur moi quand j’arrive. Et mon nouvel ami Maala ne me laisse pas repartir sans avoir pris quelques photos de moi dans mon magnifique turban nomade.
Money Sharma est un photographe de l’AFP basé à New Delhi. Suivez-le sur Instagram.