Boule de flipper dans la Cité du vice
LAS VEGAS (Etats-Unis), 16 janvier 2015 – Le « hackathon », vous connaissez ? Prenez un groupe de petits génies de l’informatique, enfermez-les dans une pièce, privez-les de sommeil plusieurs jours d’affilée et attendez que les idées visionnaires jaillissent. Vous avez un « hackathon ». Couvrir le CES, c’est un peu la même chose.
Le CES – pour Consumer Electronics Show – est la grand-messe annuelle du gadget électronique et de la fantaisie audiovisuelle à Las Vegas. Cet événement, qui se déroule début janvier, a marqué le début de neuf de mes dix années en tant que correspondant technologique de l’AFP aux Etats-Unis.
Ce salon est une mixture inimaginable de prototypes et de concepts d’avant-garde dont le monde de la technologie essaie chaque année d’extraire LA prochaine tendance sur le marché. C’est aussi une overdose sensorielle. Imaginez-vous en train de courir un marathon à l’intérieur d’un flipper de la taille d’une esplanade, aveuglé par des flashes et assourdi par des sonneries stridentes : vous êtes au CES.
L’autre grand point commun entre le CES et un « hackathon », c’est le manque de sommeil, de loin mon pire ennemi pendant le show. L’événement, que je suis venu couvrir avec mes collègues de l'AFP Sophie Estienne, Rob Lever, Guillaume Meyer et Robyn Beck, dure une semaine. Au bout de trois jours, les journalistes commencent à tomber comme des mouches. On les aperçoit effondrés sur des canapés, ou raides endormis le front posé contre leur table de travail.
Des bataillons d'attachés de presse prêts à tout
Mais contrairement à un « hackathon », qui se déroule généralement à l’intérieur d’une pièce exiguë, nous sommes ici dans un palais des expositions grand comme vingt-cinq terrains de football où se pressent 170.000 participants, parmi lesquels des bataillons d’attachés de presse prêts à tout pour arracher un gros titre dans les médias.
Je suis arrivé sur place plusieurs jours avant le début officiel du salon. Pour une fois, je laisse à un de mes collègues le soin de couvrir la traditionnelle conférence de presse sur l’état de l’industrie high-tech par les économistes du CES (lesquels, bien sûr, se débrouillent toujours pour prédire un avenir radieux au secteur). A la place, je me dirige vers un vieux quartier de Vegas fréquenté en son temps par le « Rat Pack » de Frank Sinatra et autres.
C’est là, dans un casino, que doit se dérouler un « hackathon » - un vrai, pour le coup – organisé par AT&T. Des développeurs provenant de tous les horizons vont participer à une compétition de 24 heures non-stop visant à créer la meilleure appli synchronisée au réseau du géant américain des télécoms. Pour les aider à se détendre pendant l’effort, les organisateurs leur ont fourni des pistolets à fléchettes en mousse et des chapeaux à oreilles de lapin.
Seaux à champagne et pole dance dans le bus des journalistes
Tout en me faufilant au milieu de la cohue, je me demande quel peut bien être le sens de cet événement et quelles idées nouvelles en ressortiront. Une équipe met au point des drones destinés à servir de guides en cas de désastre survenant dans un immeuble de bureaux. Une autre transforme de banales maisons en forteresses capables de supporter une attaque de zombies.
J’empile les interviews à la volée, puis je me précipite vers un bus qui doit emmener les journalistes jusqu’à un club de golf où des start-ups bien en vue, pour la plupart impliquées dans le développement de la monnaie numérique bitcoin, ont convié la presse à une soirée.
Ce n’est pas un bus comme les autres. Les fauteuils sont disposés en cercle, autour d’une (très courte) barre de pole dance, et flanqués de seaux à champagne profonds comme des puits. Heureusement, aucune bouteille ne rafraîchit à l’intérieur : succomber à la tentation de faire la fête en picolant dans la Cité du Vice pendant le CES, c’est la catastrophe assurée pour le journaliste accumulant les interviews, les photos et les vidéos pendant le jour, et travaillant contre la montre pendant la nuit pour envoyer sa production en temps et en heure…
Le casino d'où l'on ne sort jamais
Je passe une partie de la soirée à me faire choyer avec d’autres journalistes par des start-ups qui cherchent à promouvoir des produits tels que des portefeuilles à bitcoins ou des coffres forts numériques pour documents confidentiels. Mais pas question de m’éterniser, mon agenda pour la journée est encore loin d’être épuisé. Un autre autobus tout aussi extravagant me conduit vers ma destination suivante : l’immense salle de bal d’un casino où d’autres start-ups présentent d’autres innovations à une foule de reporters avides de petits fours, de boissons et d’histoires suffisamment originales pour satisfaire leurs rédacteurs en chef et capter l’intérêt de leur public.
Il est près de minuit quand je reprends la direction de ma chambre d’hôtel. Je traverse des casinos à l’atmosphère puissamment parfumée pour masquer l’odeur de cigarette, et dont l’architecture semble mettre en œuvre toutes les astuces possibles et imaginables pour dissuader le visiteur de sortir. A Las Vegas, la voie publique semble d’ailleurs avoir été conçue avec la même finalité : sur le Strip, pour traverser la rue, il est souvent nécessaire d’emprunter des passerelles auxquelles on accède par une volée de marches ou un escalator. Sauf que, par l’effet d’un mystérieux sortilège, ces escalators finissent toujours par vous mener à l’intérieur d’un casino. Vous vous retrouvez contre votre gré au milieu des tables de jeu et des boutiques, contraint d’élaborer un énième plan d’évasion. A ce rythme, parcourir deux pâtés de maisons peut prendre une demi-heure.
Strip-teaseuses à domicile
Je poursuis mon chemin sur le Strip. L’avenue la plus célèbre de l’infâme Cité du Vice grouille de touristes qui marchent mollement en sirotant des cocktails pleins de téquila et de glace pilée dans des grands verres jetables en plastique. Sur le trottoir, les imitateurs d’Elvis côtoient les show-girls de pacotille et les faux acteurs de « Star Wars », de « Frozen » ou de « Very Bad Trip ». Des nuées d’individus vêtus de T-shirts « Orgasm Doctor » ou « Girls, Girls, Girls » tendent aux passants des cartes de visite vantant les mérites de strip-teaseuses à domicile. Une fois arrivé dans ma chambre, je rédige mes papiers jusqu’à ce que le sommeil m’assomme.
Le lendemain, c’est la journée réservée à la presse. Elle commence par un briefing au casino Mandalay Bay. A l’heure où les portes s’ouvrent, une immense file d’attente s’étend le long des couloirs. La scène se répète tout au long de la journée. Les briefings démarrent toutes les heures, avec une précision militaire. Les journalistes ont tout juste assez de temps pour se précipiter de l’un à l’autre.
Tourbillon électronique
Des télévisions époustouflantes que peu de gens pourront s’offrir, des caméras, des enceintes stéréo, des fours, des smartphones : un tourbillon électronique occupe mes pensées. Je ne peux m’empêcher de me rappeler de toutes les innovations sensationnelles que j’avais vues au CES de l’an dernier – la première qui me vient à l’esprit, c’est une fourchette avec compteur de calories intégré – dont le monde semble très bien s’être passé depuis…
En fin de journée, tous les journalistes se pressent à l’événement organisé par Sony dans le Las Vegas Convention Center, où des équipes de travailleurs sont encore occupées à mettre en place les stands que des dizaines de milliers de personnes prendront d’assaut le lendemain, quand le CES ouvrira ses portes au public. A bord du bus qui me ramène au Venetian, inquiet en voyant la batterie de mon ordinateur portable donner des signes de faiblesse, j’écris mon article sur la réaction de Sony à la cyber-attaque qui a fait avorter la sortie du film « L’interview qui tue ». Je finis de rédiger mon papier dans le hall de l’hôtel-casino où j’ai déniché la prise de courant qui m’a sauvé la vie. Je dois aller vite : cinq étages plus haut, un autre événement capital est sur le point de commencer.
Il s’agit du discours du patron de Samsung à propos de « l’internet des choses », un thème dominant du CES. C’est la tendance qui consiste à introduire des microprocesseurs, des capteurs et des connexions internet dans des objets courants tels que des thermostats, des lampes ou des appareils électroménagers.
La queue pour entrer dans la salle a commencé à se former plusieurs heures plus tôt, peu après le déjeuner, et la vaste salle de bal est pleine à craquer. Ma course le long du dernier escalator est brusquement interrompue par un garde de sécurité peu compatissant qui m’explique que plus personne ne peut entrer. Il ne me reste plus qu’à m’installer quelque part pour regarder la retransmission en direct du discours sur mon ordinateur.
Actrices bidon déguisées en Madonna version 1985
Puis, nouvelle aventure à travers les machines à sous et les tables de jeu pour tenter de sortir, direction une autre conférence de presse d’un autre fabricant de gadgets. Sur le Strip, je me retrouve cette fois trente ans en arrière, avec des actrices bidon déguisées en Madonna version 1985. A la fin de la journée, mon enregistreur déborde d’interviews et le temps qui me reste pour écrire et transmettre est minuscule. J’écris jusqu’à ce que la dernière pensée cohérente m’abandonne, avant de sombrer dans le sommeil.
::video YouTube id='Qmvph5IYgcM' width='620'::Comme la plupart des journalistes techno, je frise déjà l’overdose d’informations bien avant que le CES ne démarre. Mais je fais tout de même le pèlerinage pour m’imprégner de l’ambiance délirante. Le feuilleton « Marco Polo » de Netflix défile en très haute définition sur de somptueux écrans incurvés ou ultraplats. Les gens font la queue devant un stand où ils pourront s’immerger dans la « réalité augmentée » à l’aide d’un casque conçu par Oculus VR, une filiale de Facebook. Des myriades de start-ups vantent les améliorations qu’elles ont imaginées pour les casques audio, les montres intelligentes, les Google Glasses et les autres produits phares des géants du secteur.
Une fourchette qui empêche de manger trop vite
J’effectue des incursions dans ce maelstrom bruyant et aveuglant à la recherche de produits et de voix qui me confirmeront quelles sont les tendances phares du moment, tout en restant attentif à l’inattendu ou au bizarre : une fourchette qui indique aux gens qu’ils mangent trop vite, un robot tellement ressemblant qu’il passe au premier coup d’œil pour une femme en chair et en os, une bague qui permet de donner des ordres à son smartphone d’un simple geste de la main...
Les jours qui suivent sont de longues expéditions à travers les salles d’exposition. Je me faufile à travers des hordes de gens qui parlent affaires ou s’émerveillent devant des appareils en tout genre. J’aligne les démonstrations organisées dans les suites d’hôtel, je décline des invitations à des fêtes nocturnes dans les boîtes de nuit en vue de Vegas.
Toutes les nuits, je lutte contre le sommeil pour essayer de donner une forme à ce que j’ai appris pendant la journée. Je suis hanté par la pensée de tous les gadgets sensationnels que je n’ai pas eu le temps ou la chance de découvrir. Cela me rappelle qu’au CES, tout voir est une mission impossible.
A la clôture du salon, je ressens l’épuisement mêlé d’euphorie du coureur de fond en franchissant la ligne d’arrivée. Et quand enfin je suis de retour chez moi, dans Silicon Valley, et que je peux renouer avec ma promenade quotidienne en compagnie de mes chiens, je me réjouis que ma réalité, à moi, ne soit augmentée que par la caresse du vent frais et du soleil.
Glenn Chapman est un journaliste de l’AFP spécialisé dans la technologie et basé à San Francisco.