Anges gardiens du direct
PARIS, 20 janvier 2015 – Après la tuerie à Charlie Hebdo le 7 janvier, une chasse à l'homme intense commence à Paris et dans les environs pour retrouver les deux auteurs de l'attaque. Pendant deux jours, Sébastien Paquet et Reda Khoucha, de l’AFP, suivent les forces de l’ordre à la trace : ils dorment à la dure, s’alimentent de sandwiches et de pizzas achetés dans des stations-service et ont à peine le temps de communiquer avec leurs familles.
Rien de plus normal, direz-vous, pour des journalistes chargés de couvrir l’un des événements les plus dramatiques à s’être produit en France ces dernières années... Sauf que ni Sébastien ni Reda ne sont journalistes.
Ils font partie d’une équipe de six techniciens vidéo qui, depuis l’attentat contre l’hebdomadaire satirique le 7 janvier et jusqu’à la « marche républicaine » historique à Paris quatre jours plus tard, en passant par la prise d’otages Portes de Vincennes et le siège de l’imprimerie à Dammartin-en-Goële, travailleront jour et nuit pour rendre possible la couverture télévisée en direct des événements, en repoussant sans cesse les limites habituelles de leurs fonctions.
« Ça commence le mercredi à 11h40, quand on apprend qu’il y a eu des tirs chez Charlie Hebdo », raconte le chef de l’équipe, Yves Tassel, coordinateur technique vidéo de l’AFP. « A midi, la rédaction en chef nous demande de déployer sur place notre car, qui sert à la fois de centrale de réalisation et de transmission télévisée en direct, et de camp de base pour nos journalistes sur le terrain ».
« On commence à réaliser la gravité de ce qui s’est passé »
« Quarante-cinq minutes après l’attaque, on est sur place », poursuit Fabien Lilie, un technicien envoyé sur les lieux avec son collègue Willy Daniel pour mettre en place le dispositif initial. « On sent la tension. La police scientifique est sur les lieux. La rue est bouclée. Les survivants de l’attaque sont évacués vers des bus. En les voyant passer, enveloppés dans des couvertures, on commence à réaliser la gravité de ce qui s’est passé ».
Sébastien et Reda prennent le relais dans l’après-midi. Le car offre des moyens de retransmission en direct aux équipes de journalistes des télévisions étrangères, comme CNN et la RTBF, venues couvrir les événements. Il sert également de soutien aux reporters vidéo de l’AFP Agnès Coudurier et David Cantiniaux, qui se sont installés avec leur caméra dans un appartement surplombant la rue où la tuerie s’est produite.
Monospace reconverti en car TV
Le lendemain matin, une équipe fraîche –à nouveau Fabien et Willy – prend le volant du car. Direction la cathédrale Notre-Dame-de-Paris pour couvrir la minute de silence qui, à midi, doit saluer la mémoire des victimes. C’est le début d’une longue pérégrination à travers Paris et ses environs au fil des événements qui s’enchaînent, et qui ne s’achèvera que le vendredi soir après l’assaut donné par le GIGN à l’imprimerie où sont retranchés les deux assassins de Charlie Hebdo. Pendant ce temps, l’AFP demande « à tout hasard » à Sébastien et Reda d'installer un second véhicule de transmission en ajoutant une parabole et un modem à un monospace Peugeot 807 prélevé dans le parc de l’AFP.
« On vient à peine de finir le travail qu’on nous envoie en urgence sur la route », raconte Sébastien. Première étape : Porte de la Villette, dans le nord de Paris, pour récupérer deux reporters télé, Laurent Di Nardo Di Maio et Viken Kantarci. « Il y a plein d’infos qui fusent dans tous les sens, on ne sait pas exactement ou aller », dit Reda. « On entend que la voiture des suspects a été repérée à l’ouest de Paris, probablement à Levallois. On se précipite sur place, mais c’est une fausse alerte ».
Partie de cache-cache dans la nuit picarde
« Puis, en fin d’après-midi, on nous demande de partir sur Villers-Cotterets, dans l’Aisne », poursuit Sébastien. C’est là que les deux assaillants de Charlie Hebdo, les frères Chérif et Saïd Kouachi, ont été aperçus après avoir braqué une station-service. « Là on comprend qu’on est partis pour un bout de temps. C’est le début d’une nuit de folie, dans le sillage des forces de sécurité ».
A Villers-Cotterets, le car et ses occupants retrouvent une autre équipe vidéo de l’AFP. Commence alors un long jeu du chat et de la souris. Le monospace suit à la trace une colonne composée d’une vingtaine de véhicules banalisés qui cherchent les suspects de village en village. « Les policiers essayent de nous semer », raconte Sébastien. « Le dernier véhicule de leur convoi fait exprès d’emprunter la mauvaise sortie à un rond-point pour nous perturber. A un moment, juste avant un village, toutes les voitures se rangent brusquement sur le bas-côté dans le noir, visiblement dans l’espoir que nous les dépasserons sans les voir. Et ça a failli réussir ! »
Si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.
A l’arrière du monospace, les journalistes retiennent leur souffle.
« Je ne peux dire qu’une chose : Reda est un très bon pilote », affirme Laurent Di Nardo Di Maio. « Ce soir-là, les routes sont sombres, ça roule vite, on ne voit rien. Si ça avait été moi au volant on ne les aurait jamais rattrapés ! »
Tension au barrage de police
A ce moment-là, l’AFP est le seul média à talonner cette unité de police. « A un moment, on tombe sur un barrage, en roulant plein phares. Les flics nous font un appel avec une torche pour nous avertir, mais je ne comprends pas le message », raconte Sébastien. « Tout à coup on voit une dizaine d’hommes surgir de leurs véhicules avec des chiens, des armes. Ils fouillent notre voiture. C’est un moment tendu. La voiture n’est pas taguée « AFP » et à part l’antenne parabolique sur le toit, rien n’indique que c’est un véhicule de presse. J’avais une barbe de deux jours, on pouvait facilement nous trouver louches ! »
Si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.
« Ils roulent à fond sur les petites routes de campagne à bord de vingt-cinq ou trente voitures, ils sont masqués et armés des pieds à la tête», se rappelle Reda Khoucha. « Les journalistes nous disent de les suivre à tout prix. Dès qu’on a un tuyau, on fonce d’un village à un autre. A un moment donné, un gendarme nous stoppe et nous dit : attention les gars, les policiers sont à cran, ils ne veulent pas que vous les suiviez, vous allez avoir des problèmes ! »
« Les forces de l'ordre acceptent notre présence »
« Je me tourne vers la journaliste et je lui dis : euh, je ne veux pas avoir de problèmes moi ! Mais elle me répond que c’est bon, que c’est de la pure intimidation. Et la suite lui donne raison. En fait, nos collègues reporters ont parlé avec les policiers avant de se lancer sur leurs traces, et on se rend vite compte que les forces de l’ordre acceptent notre présence. Ils nous laissent faire notre travail ».
La course-poursuite se prolonge jusqu’à deux heures du matin dans la nuit du jeudi au vendredi aux confins de l’Oise, de l’Aisne et de la Seine-et-Marne. La rédaction en chef ordonne alors à l’équipe de prendre un peu de repos. Après une courte nuit dans un petit hôtel de Soissons, le branle-bas-le-combat reprend à neuf heures du matin. « On reçoit un appel du service vidéo : les frères Kouachi ont été repérés dans une petite ville appelée Dammartin », raconte Sébastien Paquet. « Le rédacteur en chef vidéo Henry Bouvier nous dit : ‘allez-y, mais faites très attention.’ On a des gilets pare-balles, c’est impressionnant quand même… On communique de temps en temps avec nos compagnes, qui ont très peur pour nous. Moi je ne raconterai à ma femme tout ce qui s’est véritablement passé qu’une fois rentré à la maison ».
Course effrénée vers Dammartin-en-Goële
« On était à cinquante kilomètres de Dammartin », poursuit Sébastien. « Notre journaliste nous dit que nous devons absolument arriver là-bas avant que les forces de l’ordre ne bouclent tout le secteur. On se fait flasher deux fois par des radars sur le bord de la route. On dépasse même une colonne d’une dizaine de camions de gendarmes sirènes hurlantes. Mais on y arrive ! Un des journalistes tombe malade à l’arrière de la voiture, en essayant de lire les tweets sur son téléphone. Pendant toute cette course folle, on se débrouille pour transmettre en direct les images que l’autre journaliste, Lise Bollot, est en train de filmer depuis la voiture en mouvement».
Arrivés à Dammartin-en-Goële, Reda et Sébastien retrouvent l’autre camion de l’AFP (qui ne tarde pas à s’embourber dans un chemin) pendant que les journalistes Viken Kantarci et Guillaume Bonnet, rejoints plus tard par Agnès Coudurier et d'autres reporters, trouvent un endroit au milieu d’un champ depuis lequel filmer, sous la pluie glaciale, l’imprimerie où se sont retranchés les frères Kouachi.
Direct, larmes et chocolat
« Là, on observe, on attend, on aide les journalistes à changer les batteries de leurs caméras », explique Fabien Lilie. « Puis on entend une explosion, et on comprend que le dénouement est proche. A aucun moment on ne se sent en danger : on est à bonne distance, et entourés par la police ».
Mais, exténuée et choquée par l’assaut qu’elle vient de filmer, Agnès Coudurier craque. « Je retourne au camion et je fonds en larmes », raconte-t-elle. « Je suis crevée, j’ai l’impression d’avoir fait un boulot de merde. Et tout à coup je me retrouve entourée par quatre gaillards qui m’offrent du chocolat tous en même temps… »
Pendant ce temps, au siège de l’AFP à Paris, un autre technicien, Régis Doucet, est occupé à produire en « live » la couverture d’un événement qui se déroule sur deux fronts à la fois : à Dammartin-en-Goële, où se trouvent les frères Kouachi, et à la Porte de Vincennes où un troisième malfaiteur, Amedy Coulibaly, a pris des otages dans une épicerie casher.
Aiguilleurs du ciel
« Avec le live, on n’a pas droit à l’erreur », explique Régis. « On communique en temps réel avec les reporters sur le terrain, on porte une lourde responsabilité. On se sent un peu comme un aiguilleur du ciel ».
« Après l’assaut du GIGN à Dammartin, le ministère de l’Intérieur demande à l’AFP d’interrompre la diffusion en direct les images de la Porte de Vincennes pour ne pas compromettre l’opération imminente du RAID », poursuit-il. « Bien sûr, l'AFP accepte. Mais pas question d’arrêter les caméras. Elles continuent à filmer, simplement les images ne seront pas diffusées avant que le dernier otage ne soit sorti. Je me retrouve à regarder l’assaut en direct depuis la régie, alors que les images prises par la reporter Gabrielle Châtelain sont sous embargo. C’est vraiment exceptionnel, et un peu stressant ».
« Un live à cette échelle, c’est une première pour l’AFP », explique Fabien Lilie. « Dix-huit heures de diffusion devant Charlie Hebdo, douze heures à Dammartin, plusieurs heures Porte de Vincennes, puis toute la journée pendant la manifestation à Paris le dimanche… Bien sûr c’est incomparable avec le travail d’un reporter de guerre, qui se retrouve seul sur la ligne de front et transmet avec sa valise satellite. Mais j’ai vraiment l’impression d’avoir vécu quelque chose d’extraordinaire. On avait la tête dans le guidon, et le temps a passé très vite ».
« On était vraiment en plein dedans », approuve Reda Khoucha. « Et je crois que ça nous a beaucoup aidés à comprendre les reporters. On a vu à quel point leur boulot peut être dur, physique. On s’est aperçus qu’il y a beaucoup d’attente, qu’on ne peut pas toujours savoir où l’on va ni être sûrs de ses sources… »
Reda et Sébastien peuvent finalement rentrer chez eux vendredi minuit. Ils sont de retour sur le pont le dimanche pour assurer le soutien technique d’Agnès Coudurier pendant la couverture de la « marche républicaine » historique dans la capitale.
Quatre heures debout sur l'abribus
« Je viens de trouver un spot, en équilibre sur une balustrade », raconte Agnès. « Mais les gars ont eu peur que je tombe et que je me blesse. Alors ils me hissent sur le sommet d’un abribus. Je reste perchée là-haut pendant quatre heures, à filmer la manif en live pendant que les techniciens m’apportent régulièrement des cafés ».
Avec le café qui aide à lutter contre le manque de sommeil, l’énergie électrique est l’autre grand nerf de la guerre d’une couverture journalistique de cette ampleur. Caméras et téléphones portables doivent à tout prix être maintenus en permanence en état de marche.
« Le soir de l’attaque contre Charlie Hebdo, j’étais en train de filmer depuis l’intérieur du périmètre de sécurité et j’étais sur le point de tomber en panne de batterie », se souvient Agnès Coudurier. « Je savais que si je partais m’approvisionner de l’autre côté du cordon de sécurité, jamais on ne me laisserait revenir. C’est alors que j’ai entendu Yves Tassel qui négociait avec la police. Je ne sais pas comment il a fait, mais il a réussi à les convaincre de le laisser me rejoindre avec une batterie chargée ».
« Yves, c’est vraiment l’homme providentiel. Je l’appelle mon couteau suisse, toujours là quand j’ai besoin de lui », continue Agnès. « Mais je n’avais encore jamais vu un tel degré de coopération de la part de toute l’équipe technique. Ils sont toujours d’une aide précieuse, mais c’est la première fois que je les vois en baver autant. A la fin ils étaient complètement crevés mais je pense qu’ils sont contents d’avoir vécu tout ça. On était vraiment tous dans le même bateau ».
Emma Charlton est cheffe du desk anglais à Washington.