« Hunger Games » sur une terre tourmentée
DAKAR, 13 janvier 2015 - Même si l'on raffole des aubergines, est-ce une raison pour en manger à tous les repas, déclinées à l'infini, en purée ou entières, farcies, grillées ou gratinées, marinées ou nature?
Telle est la question que je me posais au moment de rejoindre mon poste de journaliste en charge des Territoires palestiniens, basé à Jérusalem, à la fin mai 2010, après de multiples missions sur place, de 1995 quand j'étais encore étudiant en journalisme à 2009, en passant par la deuxième Intifada.
Cette réflexion s'inspirait de l'histoire dans laquelle Nasreddine, personnage de légendes orientales, parvenu à la cour du redoutable Timour Lang, lui fait découvrir ce légume roi de la cuisine régionale. Sur ses conseils, le conquérant ordonne qu'on lui en serve matin, midi et soir. Mais au bout de deux semaines de ce régime, écœuré, il bannit les aubergines de sa table, bruyamment approuvé par son courtisan. Interrogé sur ce brusque revirement, Nasreddine lui rétorque: « Sire, je suis le serviteur de Timour, pas des aubergines ».
Comme les aubergines de cette fable, le conflit israélo-palestinien constitue le plat de résistance quotidien du journaliste à Jérusalem. En particulier du côté palestinien où chaque information ou presque y est directement liée. Couvrir cette actualité pendant plus de quatre ans, voire bien davantage pour nos journalistes locaux palestiniens et israéliens, exige à la fois un estomac bien accroché et une imagination fertile pour ne pas se laisser envahir par la lassitude ou la frustration et capter l'attention d'une opinion publique internationale gavée par des lustres d'hypermédiatisation.
Vinaigre, coriandre et chocolat sous embargo
Dès mon premier jour de travail effectif, le 31 mai 2010, la mort de neuf militants turcs au cours de l'arraisonnement par Israël dans les eaux internationales d'une flottille tentant de rallier la bande de Gaza, contrôlée depuis 2007 par le mouvement islamiste palestinien Hamas, rouvrait le débat sur la sévérité, voire la légitimité du blocus.
Sous pression internationale, Israël, qui contrôle tous les accès à l'enclave côtière palestinienne - à l'exception du terminal de Rafah, pour les personnes, à la frontière avec l'Egypte - allégeait cet embargo qui, au motif d'interdire l'importation de produits potentiellement utilisables à des fins militaires, prohibait des denrées comme la coriandre, la cardamome, le cumin, le vinaigre, le gingembre ou le chocolat.
Dans un courrier électronique resté célèbre, à l'appui de de son argument selon lequel il n'y avait « pas de crise humanitaire » à Gaza, le bureau de presse du gouvernement israélien indiquait aux correspondants internationaux une adresse gastronomique. Il poussait la sollicitude jusqu'à leur recommander, sur la carte du Roots, un restaurant chic du front de mer, le « bœuf Strogonoff et la soupe à la crème d'épinard ». Le tout quelques jours avant l’assaut contre la flottille.
2.279 calories par jour
Personne ne meurt de faim dans la bande de Gaza, contrairement à ce que pourraient laisser croire les slogans de certains partisans trop zélés de la cause palestinienne – l'administration militaire israélienne avait même calculé le nombre de calories par habitant nécessaire pour éviter la malnutrition: 2.279 calories par jour. Les produits de consommation courante entraient d'ailleurs essentiellement par les tunnels de contrebande sous la frontière avec l'Egypte et le desserrement du blocus aura surtout permis aux commerçants de diversifier leur offre "de nouveaux types de boissons gazeuses, de produits d'hygiène, de chocolat et de chips", selon un rapport du Programme alimentaire mondial (PAM) un an plus tard, en 2011.
Mais le blocus et la quasi interdiction depuis 2007 des exportations de Gaza vers ses marchés naturels, en Cisjordanie - ponctuellement allégée, dernièrement en novembre 2014 après l'opération dévastatrice de l'été dernier, avec l'envoi de concombres, de tomates et de poisson - et en Israël condamne l'enclave palestinienne à une économie de subsistance et d'assistance.
Du poulet frit dans le tunnel
La manifestation la plus caricaturale à mes yeux de cette transformation de la bande de Gaza en ventre voué à consommer sans produire restera le lancement en mai 2013 par une entreprise locale d'un service de livraison de repas commandés dans un Kentucky Fried Chicken (KFC) du Sinaï égyptien et acheminés par les tunnels. Un coup de publicité aussi spectaculaire qu'éphémère: l'opération sera interrompue au bout de quelques semaines par les autorités du Hamas « pour raisons sanitaires », m'expliquera un des gérants. Soit avant même la fermeture des tunnels consécutive à la déposition l'armée égyptienne du président islamiste Mohamed Morsi.
Presque à la même époque, en juin 2013, la stratégie d'une autre chaîne de fast-food illustre une dimension supplémentaire du conflit, en Cisjordanie occupée cette fois.
Le refus du patron de la filiale israélienne du géant américain McDonald's d'ouvrir un restaurant dans un centre commercial de la colonie d'Ariel, au nom d'une politique de longue date de ne pas s'installer au-delà de la Ligne verte (c'est-à-dire en en territoire occupé) ulcère les tenants de la colonisation, déjà préoccupés par la montée en puissance du mouvement de BDS (« Boycott, désinvestissement, sanctions ») à travers le monde.
Falafel et hoummous, "plats israéliens"
Parfois, le seul intitulé du menu ou le nom d'un plat suffit à retourner le couteau dans la plaie. Lors de la visite du président américain Barack Obama en mars 2013, les Palestiniens s’étranglent en apprenant que des spécialités régionales, comme le hoummous, le falafel et la tehina, lui avaient été servis en Israël comme de la « cuisine israélienne ».
Récriminant contre Israël qui leur a « tout volé même la nourriture », selon l'expression d'un manifestant, ils rendent coup pour coup, avec un repas « 100 % palestinien » (hoummous, fèves, falafel, kebbeh, feuilles de vigne, etc.) en l'honneur de Barack Obama à la Mouqataa, le siège de la présidence à Ramallah, en Cisjordanie.
Le conflit passe aussi par le ventre de manière plus brutale. Le 19 mars 2014, un Palestinien de 15 ans venu avec deux autres adolescents cueillir des cardons sauvages, une plante apparentée à l'artichaut poussant en cette saison, près d'une section encore inachevée de la barrière de séparation israélienne dans le sud de la Cisjordanie est tué par des tirs de militaires israéliens.
Et à la fin du mois de juin, pendant les premiers jours du Ramadan, l'armée israélienne qui ratissait la Cisjordanie à la recherche des ravisseurs islamistes de trois jeunes Israéliens - retrouvés assassinés peu après - distribuait des sucettes dont l'emballage promettait en arabe « un peu de douceur après l'amertume apportée par le Hamas à la vie en Cisjordanie » par cet enlèvement. Un échantillon des techniques de guerre psychologique déployées par le commandement militaire à chaque campagne à Gaza pour tenter de dissocier la population palestinienne des groupes armés: tracts, appels téléphoniques masqués...
Quelques jours après débute l'opération israélienne « Bordure protectrice » dans la bande de Gaza, la plus meurtrière dans les deux camps. Et aussi la première en dix ans que je n'aie couverte ni de près ni de loin, parti pour l'Afrique de l'Ouest en proie à la résurgence de l'épidémie d'Ebola et des attaques jihadistes.
Selim Saheb Ettaba, journaliste chargé de la couverture des Territoires palestiniens de 2010 à 2014, a récemment quitté son poste pour devenir le directeur du bureau de l’AFP à Dakar.