Regards croisés sur une marée humaine
Depuis un hélicoptère, au milieu des manifestants ou du côté des personnalités : trois des photographes de l'AFP qui ont participé, le 11 janvier, à la couverture de la "marche républicaine" après les attentats contre Charlie Hebdo et une épicerie casher, racontent chacun un aspect différent de leur travail.
Depuis le ciel
PARIS, 13 janvier 2015 – A la veille de la « marche républicaine » organisée après les attentats contre Charlie Hebdo et une épicerie casher, la rédaction en chef de l’AFP s’attend à une manifestation gigantesque, historique. En plus des images qui seront prises par nos reporters au cœur de la manifestation, dans les rues de Paris, l’agence cherche par tous moyens à s’assurer des vues aériennes de la marée humaine qui s’annonce. Elles seront forcément spectaculaires.
Mais pas question d’utiliser un drone ou d’affréter notre propre hélicoptère. Le survol de Paris à basse altitude est soumis à une autorisation spéciale aux conditions d’attribution draconiennes. Impossible de décrocher un tel sésame dans un délai aussi court, à plus forte raison en pleine menace terroriste et pour photographier un événement auquel participeront des dizaines de dirigeants du monde entier. En fait, ce dimanche 11 janvier, seuls les hélicoptères de la Sécurité civile et de la Gendarmerie sillonneront le ciel parisien.
Le seul espoir, explique Eric Baradat, adjoint photo à la rédaction en chef centrale de l’AFP, c’est d’embarquer dans un de ces appareils. Pas gagné…
« Premier coup de chance », raconte Eric, « le rédacteur en chef photo adjoint pour la France, Ludovic Marin, a gardé le numéro de téléphone d’un responsable de la Sécurité civile avec qui il a travaillé dans le passé. Deuxième coup de chance : ce responsable est toujours à son poste. Troisième coup de chance : il accepte, à condition d’obtenir l’aval de la préfecture de police. Quatrième et dernier coup de chance : elle dit oui. »
Me voici à l’héliport d’Issy-les-Moulineaux, dans la proche banlieue de Paris. Une demi-heure avant la manif, l’appareil décolle et met le cap sur le centre de la capitale. A bord, outre le pilote et le mécanicien, je voyage avec un technicien et un cameraman de la police nationale.
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Leur mission consiste à surveiller d’en haut la manifestation et les cortèges de hautes personnalités. Rien ne les oblige à m’aider à faire mon travail mais, très aimablement, ils acceptent à plusieurs reprises d’ouvrir la portière de l’appareil pour que je puisse prendre de meilleures photos qu’à travers le hublot. Seules conditions : cela ne peut en aucun cas se produire lorsque nous survolons les personnalités, et rien ne doit dépasser à l’extérieur de l’hélicoptère. Je prends donc mes photos au-dessus de la place de la République, le point de départ de la marche.
Je suis harnaché et équipé de deux boîtiers sécurisés à l’aide de sangles : l’un équipé d’un téléobjectif de 500 mm et l’autre d’un zoom 70-200 mm pour les plans plus larges. J’ai ôté les pare-soleils de mes objectifs : les turbulences peuvent être violentes à l’extérieur quand on ouvre la portière, et je garde le très mauvais souvenir d’en avoir laissé tomber un dans le vide lors d’un précédent reportage en hélico. Au-dessus de Paris, ça ferait un peu mauvais genre…
C’est la première fois de ma vie que je survole Paris. Vue d’en haut, la ville des Lumières doit déjà être magnifique en temps normal. Avec un million et demi de manifestants dans les rues, le spectacle est carrément époustouflant. Les grands boulevards sont noirs de monde. La marée humaine s’étend comme des tentacules à des kilomètres à la ronde. C’est très fort, on saisit le caractère absolument colossal de l’événement. Même si la lumière, en ce milieu d’après-midi, n’est pas idéale, je suis encore tout ébloui lorsque, passant à côté de la Tour Eiffel, l’hélicoptère rentre à la base.
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Au cœur de la foule
Par Joël SAGET
Sur la place de la Bastille pendant la "marche républicaine" du 11 janvier 2015 (AFP / Joël Saget)
PARIS – Je suis l’un des photographes de l’AFP chargés, ce dimanche, de se fondre dans la manifestation géante pour en photographier le côté spontané, populaire. Immergé au cœur de la foule, je peux capturer tous les détails de ce rassemblement vraiment exceptionnel de par sa nature et de par son ampleur. Et les manifestants ne manquent pas d’imagination…
Sur la place de la Bastille, je tombe sur un type avec un ballon noir marqué du fameux slogan « je suis Charlie ». L’occasion de prendre une belle image à contre-jour et de discuter un peu avec son propriétaire. Il me raconte que depuis le matin, il balade son ballon dans tout Paris et le prend en photo devant les principaux monuments de la ville.
C’est un événement comme je n’en ai jamais couvert auparavant. D’habitude, dans les manifestations, on trouve trois clans : les manifestants, les forces de l’ordre et les médias. Quand ils ne s’insultent pas ou ne se tapent pas dessus, ils évitent en tout cas de se mélanger et se méfient les uns des autres comme de la peste.
Mais ce dimanche, les rapports sont complètement différents. On voit beaucoup de manifestants encourager avec chaleur les policiers et les gendarmes, leur serrer la main ou les embrasser. D’autres, quand ils nous voient avec nos appareils photo, nous remercient, nous journalistes, pour ce que nous faisons… Je n’ai jamais vu ça, c’est incroyable !
(AFP / Joël Saget)
Ce 11 janvier, pour une fois, tout le monde en France a l’air de ramer dans le même sens. J’ai un peu l’impression d’avoir changé de pays.
A la fin du défilé, alors que la nuit est tombée sur la place de la Nation, je prends une photo qui, à mon sens, résume cette journée.Des jeunes sont juchés sur la statue du Triomphe de la République de Jules Dalou. Ils ont allumé un fumigène. Au pied de la statue, des gens trimbalent un énorme crayon en carton avec les slogans « I am not afraid » («Je n'ai pas peur») et « Free » («Libre») écrits de chaque côté.
La statue du Triomphe de la République, place de la Nation, à la fin de la manifestation (AFP / Joël Saget)
Les jeunes chantent la Marseillaise sans se faire siffler. Ils ont glissé un drapeau tricolore dans une main de la Marianne géante qui, illuminée en vert par le fumigène, semble avancer vers quelque chose de nouveau.
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Du côté des personnalités
Par Eric FEFERBERG
PARIS – Un nombre vertigineux de chefs d’Etat, de gouvernement, de leaders politiques, religieux et syndicaux de toutes tendances confondues ont annoncé leur participation à la manifestation de Paris, et cela constitue bien sûr un des volets importants de la couverture. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit Netanyahu défiler avec Abbas, Sarkozy avec Hollande, Porochenko et Lavrov, les syndicats avec le patronat, des évêques avec des rabbins et des imams. Ce dimanche, l’AFP m’a désigné pour m’occuper de cet aspect des choses avec mon collègue Patrick Kovarik.
Ce défilé des « VIP » est d’abord un miracle de logistique et d’organisation. Pour avoir couvert bon nombre de sommets internationaux, je sais à quel point faire évoluer autant de hautes personnalités dans un espace restreint peut être un casse-tête pour les services de sécurité, les chefs du protocole et les médias. Et je parle d’événements prévus des mois à l’avance, qui se déroulent dans des périmètres ultra-sécurisés. Là il s’agit d’une manifestation en pleine rue improvisée en quelques jours, dans un contexte d’attentats terroristes… C’est franchement gonflé !
On sent d’ailleurs une certaine nervosité. Toute une portion du boulevard Voltaire où les chefs d'Etat défilent a été complètement bouclée. Les rideaux de fer des magasins sont fermés et policiers en faction devant chaque entrée d'immeuble. Les dirigeants sont entourés de leurs gardes du corps aux aguets. Souvent, je surprends un chef d’Etat ou de gouvernement qui lève lui-même les yeux vers les toits…
Il est prévu que le cortège des personnalités parte de la rue du Chemin Vert et se termine place Léon Blum, devant la mairie du 11ème arrondissement de Paris. Je prends place avec d’autres photographes sur la plateforme installée par le service de presse de l’Elysée devant la mairie, Place Léon Blum d’où nous verrons le défilé arriver vers nous à travers nos gros téléobjectifs.
Il m’a fallu, auparavant, faire une escale improvisée chez le quincailler du coin pour acheter une échelle pliante à six marches, car l’escabeau que j’ai emmené avec moi n’est pas assez haut pour mes besoins : il s’agit non seulement de photographier le premier rang de la manifestation, mais aussi de voir un peu ce qui se passe derrière.
Le cortège est subdivisé en trois « carrés » : en tête défilent les proches des victimes des attaques, derrière arrivent les chefs d’Etat, de gouvernement et autres dirigeants de haut rang, et encore derrière les chefs de partis politiques et les personnalités religieuses, syndicales, culturelles, anciens ministres ou autres.
C’est évidemment moins spontané, moins chaleureux que la manifestation populaire, mais cette organisation correspond à une nécessité évidente. Et puis cette partie du cortège n’est pas exempte de moments touchants comme lorsque, dans les rangs du personnel de Charlie Hebdo, le dessinateur Luz console le médecin et éditorialiste Patrick Pelloux en lui caressant la joue.
Pendant toute la manifestation, une femme aux cheveux noirs reste blottie contre Luz, visiblement submergée par l’émotion. Je ne saurai jamais de qui il s’agit, car je ne verrai jamais son visage, toujours enfoui contre l’épaule du dessinateur.
Beaucoup de gens ont critiqué la présence d’autant de personnalités politiques à la manifestation, les ont accusées d’opportunisme, de récupération. Pourquoi vouloir toujours tout salir systématiquement? Chacun d’entre nous a été profondément choqué par ce qui s’est passé. Pourquoi pas eux ?
Il y a aussi le « buzz » autour de Nicolas Sarkozy qui aurait joué des coudes afin de s’incruster au premier rang des personnalités. Cela ne s’est pas passé devant moi ni devant mon collègue Patrick Kovarik. Essayer d’être en bonne place sur la photo est le sport favori des hommes politiques, tout le monde le sait. Ce que je peux dire, c’est que je n’ai jamais eu l’impression d’être au théâtre en voyant tous ces dirigeants défiler ensemble. J’ai au contraire senti que c’était un moment très fort, exceptionnel, empreint de solennité, au cours duquel des dizaines de personnalités que tout oppose se sont unies pour un moment derrière une cause.