La police libère les otages de l'épicerie casher de la Porte de Vincennes, le 9 janvier 2015 (AFP / Thomas Samson)

Couvrir l’enfer, chez soi

PARIS, 11 janvier 2015 – Mon métier de journaliste m’amène parfois à assister à des événements dramatiques. J’ai couvert des catastrophes naturelles en Chine et le conflit en Ukraine. Mais jamais, jamais je n’aurais imaginé devoir travailler sur un bain de sang dans ma propre ville, à Paris.

Pourquoi ais-je été – et suis-je encore – plus émue et choquée par la prise d’otages de vendredi à la Porte de Vincennes que par tout ce que j’ai pu voir auparavant dans ma carrière de reporter? Eh bien parce que moi aussi, j’aurais très bien pu me lever ce matin-là, trotter jusqu’à l’épicerie du coin mon panier sous le bras et finir plaquée par terre, fauchée par un fanatique bien décidé à massacrer des innocents. Inutile de le cacher : il m’est plus facile de m’identifier aux quatre personnes tuées par Amedy Coulibaly qu’à ces centaines de personnes ensevelies sous un torrent de boue à Zhouqu, ou qu’à ces victimes de tireurs isolés à Kiev. C’est égoïste, je sais… mais je n’y peux rien.

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C’est l’histoire d’un vendredi qui commence à peu près normalement, si tant est qu’on puisse parler de journée normale quand trois hommes armés sont en vadrouille quelque part en France, non loin de Paris semble-t-il, après avoir semé la mort derrière eux au cours des deux jours qui ont précédé.

Puis on apprend en début de matinée que les deux frères qui ont massacré douze personnes dans les bureaux de Charlie Hebdo le mercredi se sont retranchés dans une imprimerie à une quarantaine de kilomètres de la capitale, après avoir apparemment pris un otage. Pendant que mes collègues traitent cette inquiétante nouvelle, je pars pour la Grande mosquée de Paris pour un reportage de routine, consistant à recueillir, à l’occasion de la prière du vendredi, les réactions des fidèles après l’attentat de l'avant-veille.

Vue générale de l'épicerie et des environs pendant la prise d'otages (AFP / Martin Bureau)

Je suis en train d’interviewer un jeune homme, quand ce dernier regarde son téléphone, relève les yeux vers moi et me dit : « vous saviez qu’il y a une autre prise d’otages en cours à Paris ? »

Mon sang se glace.

Mon propre téléphone se met à sonner. C’est le bureau, bien sûr. Je reçois la consigne de foncer séance tenante à la Porte de Vincennes, où les clients d’une épicerie casher sont retenus en otage par Coulibaly, l’homme soupçonné d’avoir tué une policière la veille à Montrouge.

J’imaginais l’auteur de ce crime en cavale, bien caché quelque part en attendant que la dantesque chasse à l’homme dont il est l’une des proies se calme un peu, et le voilà qui resurgit à quelques kilomètres de l’endroit où il a commis son premier meurtre. En plus, il a des liens avec les auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo.

Quand j’arrive sur place, la police a déjà bouclé le secteur autour de l’épicerie, surmontée de la grande enseigne « Hyper Cacher » que nous connaissons désormais tous. Mais le lieu du drame reste visible depuis un pont qui enjambe le boulevard périphérique. C’est là que les badauds et les journalistes se sont naturellement massés pour observer et attendre.

Silence de mort sur le Périphérique

Ce qui m’impressionne d’emblée, c’est le silence. A cette heure de la journée, le périphérique est généralement saturé de voitures vrombissantes. Mais là, les deux voies les plus proches du supermarché sont complètement vides. Sur les voies opposées, de longues files de voitures et de poids-lourds abandonnés à la hâte sont complètement figées, comme dans un film d’apocalypse. Sur une des bretelles de sortie de l’autoroute, les policiers d’élite du RAID attendent à couvert, blottis derrière un muret.

Sur le boulevard périphérique, un côté est vide, l'autre est rempli de véhicules abandonnés à la hâte (AFP / Stéphane Jourdain)

La police nous demande d’évacuer le pont. Nous reculons, mais l’épicerie reste visible de l’autre côté du périphérique à travers une étroite ouverture entre les immeubles. C’est là que tout le monde se rassemble, en se mettant sur la pointe des pieds pour essayer de voir quelque chose. L’atmosphère est un mélange d’angoisse et de fascination morbide. Il est difficile d’imaginer qu’à cent mètres de nous à peine, des gens sont en train de vivre un cauchemar dont ils ne ressortiront peut-être pas vivants.

Rumeurs et confusion

Les rumeurs commencent à circuler. « Il se passe quelque chose au Trocadéro », dit un homme. « Mais non, c’est n’importe quoi », lui répond une femme, « ma copine vient de passer par là et il n’y a strictement rien ».

« Vous êtes de l’AFP ? » me demande quelqu’un. « Votre agence est en train d’affirmer que deux otages sont morts, alors que d’autres disent qu’il n’y a pas de victimes ! »

Les policiers d'élite du RAID prennent position sur une bretelle de sortie du boulevard Périphérique (AFP / Eric Feferberg)

Je ne peux que hausser les épaules. Je suis incapable de fournir une réponse. De là où je suis, je ne peux pas toujours savoir quelles informations donnent mes autres collègues de l’AFP et il n’est pas question pour moi d’appeler la rédaction pour vérifier : je m’efforce d’utiliser mon téléphone le moins possible pour préserver la batterie qui est en train de défaillir à un rythme alarmant (plusieurs heures plus tard, il s’avérera qu’hélas, l’information de l’AFP était bonne).

Et voilà ma batterie qui flanche pour de bon. Pour couronner le tout, je n’ai pas mon chargeur sur moi. Sans téléphone, sans moyen de communiquer à ma rédaction ce que je vais voir sur place, je ne sers plus à rien. Trouver un moyen quelconque de remettre du jus dans ce satané téléphone devient ma priorité numéro un. Je me mets donc frénétiquement en quête d’un chargeur. « Pas pour le nouvel iPhone, pour l’ancien, un 4S », dis-je.

La police évacue les habitants du quartier où a lieu la prise d'otages (AFP / Martin Bureau)

Je me sens complètement ridicule. Je suis ici, juste en face d’une tragédie sur laquelle le monde entier a les yeux braqués, le RAID peut déclencher l’assaut d’un moment à l’autre, et je suis incapable de témoigner, de faire mon travail de journaliste. J’ai le pressentiment qu’un « ma batterie était morte » ne sera pas considéré comme une excuse acceptable…

Donc, pour quelque temps, je range dans un coin de mon cerveau les pensées sinistres qui m’obnubilent à propos des otages et je me concentre sur un unique objectif : trouver un chargeur. Je me précipite dans une boulangerie, un des rares commerces à être restés ouverts dans le quartier. Juste à côté, une pharmacie a baissé son rideau de fer, et les employés sont retranchés à l’intérieur en attendant que l’orage passe.

Des pompiers attendent à côté d'une pharmacie près de l'épicerie de la Porte de Vincennes (AFP / Eric Feferberg)

Non, ils n’ont pas de chargeur… Accroupis par terre près d’une prise de courant, deux personnes –un autre journaliste et une jeune femme– sont déjà en train de recharger leurs téléphones. Ils ne peuvent rien faire pour moi.

Se refaire une beauté à deux pas du drame

Je passe à la boutique suivante : un coiffeur. Coup de chance, une cliente dispose de l’objet de ma convoitise et accepte de me le prêter. Alléluia ! Je suis trop soulagée pour relever tout de suite le caractère surréaliste de la scène : à quelques mètres d’une prise d’otages qui menace à tout moment de tourner au bain de sang, une dame se fait faire une mise en plis. Mais finalement je me dis qu’il n’y rien de mal à cela. Cette dame a raison. La vie doit continuer.

Les policiers du RAID avancent sur le boulevard périphérique pour aller prendre position (AFP / Thomas Samson)

Au passage, une autre cliente me raconte qu’elle était en train de manger au McDonald’s du coin quand elle a vu des voitures de police arriver à toute allure et a entendu une fusillade. Elle et sa mère ont été priées de déguerpir séance tenante. Mais sa voiture est restée stationnée à l’intérieur du périmètre de sécurité. Aucun moyen de la récupérer. Alors elle se prépare à passer la nuit sur place si nécessaire et, pour patienter, elle aussi se fait refaire une beauté chez le coiffeur.

Beaucoup sont dans une situation de ce genre : ils habitent dans le quartier mais ils ne peuvent regagner leurs appartements. Ou bien ce sont leurs enfants qui sont bloqués dans leurs écoles. Mais personne ne se plaint. Après tout, ils ne sont pas à l’intérieur de l’épicerie.

Tout à coup, la patronne du salon de coiffure lit sur son téléphone que des coups de feu ont été entendus à Dammartin-en-Goële, où sont retranchés les deux auteurs présumés de la tuerie à Charlie Hebdo. Les gendarmes d’élite du GIGN ont vraisemblablement décidé de passer à l’action. Il faut donc s’attendre à ce que la situation évolue rapidement ici aussi.

La terreur des passants

Comme pour confirmer mes déductions, trois énormes détonations retentissent. Les vitres du salon de coiffure tremblent et tout le monde se met à hurler.

« Revenez à l’intérieur ! » me crie le coiffeur alors que je me rue vers la sortie en appelant ma rédaction depuis mon portable faiblement chargé. Plusieurs curieux qui, quelques minutes plus tôt, levaient la tête au-dessus du cordon de police pour tenter d’apercevoir quelque chose s’enfuient en courant, terrifiés. On entend une fusillade nourrie, des explosions. « C’est la guerre ! » hurle une femme en trainant une petite fille par la main.

Le RAID prend d'assaut l'épicerie dans l'après-midi du 9 janvier (AFP / AFPTV / Gabrielle Chatelain)

Autour de moi, c’est la panique. Mon cœur bat à toute vitesse alors que je cours vers le « point de vue » où je me trouvais auparavant. J’ai peur, mais contrairement aux passants qui détalent dans tous les sens je n’ai pas peur pour ma sécurité : même si la scène est impressionnante je sais que je ne cours aucun danger là où je me trouve, derrière le cordon de la police. Mais j’ai peur pour les gens à l’intérieur de l’épicerie. L’assaut a-t-il réussi ? Et cette forte explosion, c’était quoi ? Une bombe ? Qui est en train de tirer ? Le RAID ? Coulibaly ? Les deux ?

Dans ma course, je tombe sur le journaliste qui était en train de recharger son téléphone tout à l’heure à la boulangerie. Hors d’haleine, il me raconte qui était la jeune femme qui l’accompagnait : apparemment, c’était la petite amie d’un des otages de l’épicerie. Pendant qu’elle rechargeait son téléphone, accroupie par terre, elle pleurait. Et quand les détonations ont retenti, elle a été prise d’une crise de nerfs. Mon collègue l’a emmenée auprès des policiers, qui l’ont prise en charge.

Le RAID conduit les otages en sécurité après l'assaut (AFP / Thomas Samson)

Il est journaliste –il travaille pour le quotidien Ouest France– et on pourrait croire qu’il tient là un excellent « élément de couleur », comme on dit dans le métier : une anecdote croustillante qui ajoutera de la valeur à un « papier ». Et pourtant il jure qu’il n’écrira pas un mot sur la détresse de cette jeune femme. Il n’utilisera pas une seule citation d’elle dans son reportage.

« Elle a l’âge de ma fille », ne cesse-t-il de répéter, sonné. 

(NDLR : Ouest France publiera finalement le témoignage, bouleversant, de la jeune femme, Delphine, qui s'avère être la compagne de Yoav Hattab, une des victimes de la tuerie, et qui rappellera elle-même le journaliste du quotidien régional deux jours plus tard).

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Le calme revient. L’assaut est terminé. Mon téléphone sonne. C’est la chaîne CNBC qui m’appelle. Ils veulent m’interviewer. Je suis encore en train de reprendre mon souffle après ma course. Au cours de ma carrière, il m’est fréquemment arrivé de recevoir des appels d’autres médias à chaud, au cœur d’événements retentissants. Ces appels tombent généralement au moment où l’on est le moins bien préparé à y répondre, et cette fois ne fait pas exception.

Que voyez-vous ? Euh... rien...

Ils me demandent de décrire ce que je vois autour de moi. Eh bien, la vérité, c’est que je ne vois rien ! Je me trouve à quelques dizaines de mètres de l’épicerie, mais le fait est que mes interlocuteurs de CNBC ont probablement, sur leurs écrans de télévision, un meilleur panorama de la scène que moi. Même l’étroit « point de vue » où je me trouvais avant a été obstrué par un fourgon de la police. Alors je m’efforce de raconter l’atmosphère, tout en marchant vers un endroit d’où, je l’espère, je serais capable d’apercevoir quelque chose.

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Par hasard, je tombe sur un homme, Anass, qui habite l’appartement situé directement au-dessus du magasin cacher. Sa femme est restée bloquée à la maison et il est incapable d’aller la rejoindre. Quand il a entendu les coups de feu et les explosions, lui aussi a perdu les nerfs. Il a tenté de franchir coûte que coûte les barrages de police pour rentrer chez lui. Heureusement, elle est saine et sauve. Il parle lentement. Il est sous le choc. Je me mets à sa place.

L'émotion forte ne surgit pas toujours là où on l'attend

Dans les moments les plus durs, les plus grandes émotions que l’on ressent ont souvent des origines assez inattendues. J’avais assez facilement tenu le coup face aux cadavres alignés sur la place Maidan à Kiev. Mais voir deux solides cosaques jouer du tambour en plein milieu du chaos m’avait émue aux larmes. En Chine, où j’ai été en poste durant plusieurs années, les catastrophes minières à répétition ou le tremblement de terre du Sichuan étaient des événements affreux, mais de tout mon séjour dans ce pays l’histoire qui m’a le plus bouleversée est celle d’un vieil homme qui, depuis des années, cherchait désespérément son fils disparu. Il était persuadé qu’il avait été kidnappé et qu’il travaillait comme esclave dans une briquèterie ou dans une mine. Des milliers de cas semblables ont été découverts en Chine. A une reprise, le vieil homme s’était arrêté de me parler pour pleurer. Il pensait que moi, journaliste occidentale, je pourrais faire quelque chose pour lui. Cela m’avait brisé le cœur, parce que bien sûr je ne pouvais rien faire.

Un homme pleure devant l'épicerie au lendemain de la prise d'otages, le 10 janvier 2015 (AFP / Kenzo Tribouillard)

Et ce vendredi, c’est Anass, avec sa voix douce, qui était parti rendre visite à son oncle à Aubervilliers quand la prise d’otages a eu lieu, et qui a toujours dans les mains la baguette de pain que, dans sa panique, il a achetée sur le chemin du retour. « Je les connais tous, dans cette épicerie », dit-il les larmes aux yeux.

Voilà la police qui annonce que les personnes dont les voitures sont restées bloquées sur le périphérique peuvent aller les récupérer. « On y va », dit Annas. Les habitants du quartier bouclé ne sont pas encore autorisés à rentrer chez eux, mais peu importe, nous franchissons le cordon de sécurité et personne ne nous arrête. Je suis Annas, en me disant que j’aurai enfin une occasion de voir les choses de près. Nous passons à côté de mares de sang. Arrivés devant chez lui, nous nous séparons, et il me remercie (merci pour quoi ? Je me demande encore).

Un policier va poser devant l'épicerie des fleurs apportées par des passants au lendemain de l'attaque (AFP / Kenzo Tribouillard)

Et tout à coup je me trouve là, juste devant l’épicerie, au milieu de centaines de policiers armés jusqu’aux dents. A l’intérieur du magasin, ça a l’air d’être l’enfer. La vitrine a volé en éclats, je vois un caddie renversé, un corps qui git près de la caisse. Comme on peut le comprendre, la police me chasse dès qu’elle s’aperçoit de ma présence. Je téléphone au bureau pour communiquer ces « choses vues » qui trouveront leur place dans l’un ou l’autre des nombreux papiers que l’AFP diffusera ce jour-là.

Soudainement, une pensée jaillit de nouveau dans mon esprit : non ceci n’est pas la Chine. Non ceci n’est pas l’Ukraine. Non ceci n’est pas une zone de guerre. Ceci est la France, Paris.

J’ai parfois vu la mort et la destruction, mais c’était loin, très loin.

Voir cela dans ma propre ville est quelque chose de complètement différent.

Marianne Barriaux est une journaliste anglophone au bureau de Paris de l’AFP, qui traite l’actualité française pour les médias internationaux.

Les Champs-Elysées, le soir du 9 janvier 2015 (AFP / Matthieu Alexandre)
Marianne Barriaux