(Photo: Béatrice Roman-Amat)

Une plongée dans l’Inde « tribale »

GOUDAGUDA (Inde), 29 octobre 2014 - La vieille dame s’avance vers moi. Les jambes arquées, le dos voûté, appuyée sur un grand bâton, elle est drapée dans un tissu orange et arbore dans son nez les trois anneaux caractéristiques de sa tribu, celle des Poraja.

Poiti m’a été présentée comme la meilleur connaisseuse des contes et légendes de son village, situé dans le sud de l’Odisha, à l’est de l’Inde. Je travaille sur un projet de livre pour enfants inspiré des histoires traditionnelles de populations rurales indiennes, notamment tribales. Je suis donc très excitée à l’idée de rencontrer cette gardienne de traditions orales en voie de disparition.

Malgré la traduction parfois lacunaire offerte par une fille du village, la rencontre tient toutes ses promesses. Pendant tout un après-midi, Poiti raconte des histoires et chante des chansons, à grand renfort de mimiques et de gestes, ménageant des pauses pour faire durer le suspense. L’alcool de riz aidant, elle s’échauffe de plus en plus. Des histoires truculentes succèdent à des chansons hautement poétiques.

Poiti la conteuse (Photo: Béatrice Roman-Amat)

Une de ses histoires de Poiti, mi-parlée mi-chantée, met en scène une femme et son fils qui travaillent dur pour gagner un peu d’argent. Le garçon dépense le peu qu’ils ont gagné pour acheter un singe, ce qui met sa mère très en colère. Mais le singe vole de la nourriture dans d’autres maisons pour la leur apporter. La femme ne réalise pas que cette nourriture provient du singe.

Le singe se rend dans un autre village, dans la maison d’un homme dont l’épouse vient de mourir. L’animal prétend que la femme était sa sœur et accuse l’homme de l’avoir tuée. Le veuf répond qu’elle est morte de maladie mais finit par donner les vêtements de la femme et de l’argent au singe, qui l’apporte à la première famille.

Le singe et la femme en bois

Le singe fabrique ensuite une femme en bois. Il l’amène au veuf, pour qu’il l’épouse, en disant que c’est la sœur de la morte. Il reçoit de nouveau de l’argent, en échange de la statue. Mais la « femme » ne parle pas. Quand l’homme lui demande de préparer le dîner, sa tête tombe. L’homme pense qu’elle est morte elle aussi et se met à pleurer.

Alerté par leurs pleurs, Dieu descend sur terre et s’enquiert du problème de l’homme. Il fabrique à son tour une femme en bois et lui donne vie. Le singe arrive et est très étonné de trouver la statue vivante. Il amène la femme en bois à « sa » famille. Le fils l’épouse. Ils vivent heureux et le singe retourne vivre dans la forêt.

(Photo: Béatrice Roman-Amat)

Les Poraja ne constituent qu’une des 62 « tribus » qui vivent dans l’Etat de l’Odisha. Ces « tribus répertoriées », comme les appelle le gouvernement indien, regroupent les premiers habitants de l’Inde, ceux qui étaient déjà présents avant les vagues successives d’invasions et qui ont été progressivement repoussés dans des régions reculées. 

Placées tout en bas de l’échelle sociale, ces indigènes de l’Inde bénéficient d’une politique de discrimination positive qui leur réserve des places dans les universités et au parlement, ainsi que des emplois publics. Ils vivent néanmoins dans des conditions difficiles, souvent contraints par une modernisation à marche forcée et l’accaparement de leurs terres ancestrales à abandonner leur mode de vie traditionnel.

Véritable mosaïque ethnique, l’Odisha comprend 22% de populations tribales, contre seulement 8% à l’échelle du pays. C’est cette diversité qui m’a amenée dans les régions reculées du sud de l’Etat. Avec leurs collines densément boisées, leur terre rouge et leurs rizières vert fluo, ponctuées des tâches colorées des vêtements des femmes tribales, elles sont d’une beauté stupéfiante.

(Photo: Béatrice Roman-Amat)

Bien que j’aie l’impression d’entamer un voyage dans le temps, loin des montagnes de déchets en plastique et du tumulte des grandes villes indiennes, la région, dont le sous-sol est riche en bauxite, connait des transformations rapides, avec l’implantation de grandes compagnies minières, souvent sur les terres de tribus.

Animaux totémiques

Mon point de chute est le minuscule village de Goudaguda, où est installé une « guesthouse » qui promeut un « tourisme tribal » à petite échelle, respectueux des populations. A Goudaguda, des Poraja vivent en bon voisinage avec une caste de potiers, bien que chacun ait son quartier. Les Poraja partagent parfois leurs villages avec d’autres tribus comme celle des Kondh ou des hindous de basses castes.

Les Poraja se répartissent en différents clans, chacun pourvu d’un animal totémique (le tigre, la vache, le cobra, la tourterelle…) Comme beaucoup de tribus, ils gardent des pratiques religieuses différentes de celles des hindous, vénérant une divinité qui siège dans un petit coffre de pierre installé au cœur du village. Ils ne sont pas végétariens et autorisent le divorce et le remariage des veuves, des pratiques très mal vues par les hindous.

(Photo: Béatrice Roman-Amat)

Je me sens privilégiée de pouvoir déambuler paisiblement dans les rues du village et les rizières environnantes, accompagnée de femmes du village. En effet, depuis 2012 la région est plus difficile d’accès pour les étrangers. Une nouvelle loi est entrée en vigueur, imposant un permis pour se rendre dans les zones où vivent les groupes tribaux désignés comme particulièrement vulnérables (les « PVTG », le gouvernement indien aimant les acronymes !) La loi interdit également de les prendre en photo ou de pénétrer dans leur maison.

"Tourisme tribal" agressif

Cette loi a été votée pour mettre un frein aux excès d’un tourisme tribal assez agressif vis-à-vis des populations qui s’était développé ces dernières années. Des agences de voyage emmenaient des cohortes de visiteurs irrespectueux dans certains marchés tribaux, notamment ceux fréquentés par les Bonda - la plus « spectaculaire » des tribus de l’Odisha, dont les femmes se rasent la tête et ne portent qu’un tissu autour des reins et d’innombrables colliers. L’alcool, qui coule à profusion à l’occasion de ces marchés, assommant indifféremment les hommes, les femmes et les enfants, ajoutait aux tensions.

Le sud de l’Odisha compte en outre des groupes de naxalites, ces rebelles maoïstes qui se présentent comme les défenseurs des intérêts des populations tribales. Une raison de plus pour le gouvernement de ne pas souhaiter la présence de trop nombreux touristes dans la région.

(Photo: Béatrice Roman-Amat)

Les Bonda et les Dongria-Kondh, une tribu de l’Odisha qui pratiquait le sacrifice humain jusqu’au milieu du XIXe siècle et sacrifie toujours des animaux aujourd’hui, font partie des treize « PVTG » de l’Odisha, auparavant appelés « groupes tribaux primitifs ». Les Poraja n’entrent pas dans cette catégorie, ce qui m’autorise à interagir plus librement avec eux, avec tout de même mon permis de circulation en poche. 

Comme les Bonda constituaient la principale « attraction » mise en avant par les agences de voyage misant sur le tourisme tribal dans l’Odisha, la nouvelle loi a en grande partie asséché le flot de visiteurs. Au-delà de la question des autorisations, la région est également difficile d’accès car elle se trouve loin de toute grande métropole. Depuis le sud de l’Odisha, il faut compter quinze heures de train pour gagner Bhubaneshwar, la capitale de l’Etat, et six heures pour la grande ville de Visakhapatnam. 

Les histoires de Poiti viennent s’ajouter dans ma besace à celles collectées à l’ouest du pays, au Gujarat et au Rajasthan, auprès des Raïka, des éleveurs semi-nomades de moutons et de dromadaires. Je continue ma route en direction du Bengale occidental, pour rencontrer les Santal, une autre tribu de l’est de l’Inde, connue pour la richesse de ses traditions orales.

Morceau après morceau, les aventures de mon personnage, le petit Prakash, aux quatre coins de son pays, prennent forme…

Béatrice Roman-Amat est journaliste au service web et mobiles de l'AFP à Paris. Elle se trouve actuellement en Inde pour travailler à un projet de livre pour enfants. Suivez son voyage son blog, Sur les pas de Prakash.

(Photo: Béatrice Roman-Amat)
Beatrice Roman-amat