Un au-revoir à une Russie qui change
MOSCOU, 7 juillet 2014 – Le train s’enfonce dans la Sibérie, la forêt cède la place aux montagnes, d’immenses ponts enjambent des rivières aux eaux vives et le voyage, long de milliers de kilomètres, se déroule selon un strict respect de l’horaire. Pendant les arrêts, qui durent parfois plusieurs heures, les passagers abrutis de sommeil déambulent sur le quai pour y acheter des poissons fumés provenant du lac du coin ou avaler sur le pouce un dîner arrosé de bière.
Russie, tu vas sacrément me manquer... Rossiya, ya budu po tebe skuchat...
Il est vrai que la Russie, et tout particulièrement Moscou, peut être un endroit difficile à vivre, voire franchement déprimant. L’hiver qui démarre dans l’humide noirceur de novembre et semble ne jamais se terminer, le comportement aussi brutal qu’inexplicable qu’ont parfois les gens dans la vie quotidienne, les embouteillages qui transforment toute sortie en expédition requérant une planification de type militaire…
Pendant que je traverse la Sibérie pour ce voyage d’adieu, je repasse dans ma tête tous les souvenirs accumulés au cours de ces cinq ans et demi dans ce pays gigantesque et plein de contradictions. Et je me rends compte qu’il n’existe aucun endroit plus passionnant au monde.
Lever de soleil figé des heures dans le ciel
La Russie est un pays où l’on peut monter dans l’avion à Vladivostok à huit heures du matin, contempler pendant des heures par le hublot un lever de soleil figé dans le ciel, et atterrir à Moscou à la même heure que celle à laquelle on a décollé.
Cet endroit grave en vous des souvenirs indélébiles. Comme ce marathon à ski à travers les volcans du Kamtchatka au cours duquel j’avais failli tomber dans les pommes. Comme la nébuleuse dorée des danseurs de ballet. Comme tous ces petits matins glacés, quand le soleil transforme tout en argenterie chatoyante et quand la couche de neige craque sous vos pas.
La Russie, c’est cette rivière aux eaux limpides avec un pêcheur solitaire dans sa barque, unique être humain à des kilomètres à la ronde. C’est cet interminable voyage en train au cours duquel les nuits se confondent avec les jours. C’est cette forêt au milieu de laquelle on se sent la personne la plus seule, la plus heureuse de la terre.
C’est aussi le rêve pour tout journaliste : un pays en perpétuel changement. Même si ce changement ressemble à une vertigineuse noria partie en roue libre et dont il est impossible de savoir vers où elle si dirige, ni quand elle s’arrêtera.
De l’extérieur, on voit souvent la Russie comme un pays arrêté dans une sorte de distorsion spatio-temporelle post-soviétique, avec ces visages croisés dans la rue qui semblent taillés dans le granit, avec cette politique extérieure intransigeante, arrogante, accusée d’être la cause d’un grand nombre des problèmes du monde contemporain.
Et puis il y a ce dirigeant – je vais essayer d’écrire au moins un article sur la Russie qui ne mentionne pas son nom – qui semble ne jamais devoir s’en aller. Et dont la position a été considérablement renforcée avec l’annexion de la Crimée.
Une galaxie de réseaux sociaux et de blogs
Mais c’est aussi un pays en pleine mutation. Internet a mis du temps à se développer en Russie, mais il est maintenant en pleine effervescence. Il existe une galaxie de réseaux sociaux et de blogs en langue russe, grâce à laquelle tout ce qui est tabou dans des médias de plus en plus contrôlés par l’Etat peut quand même être débattu librement par des centaines de milliers de personnes chaque jour.
La génération née après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 est entrée dans l’âge adulte, dans la vie active. Ces jeunes sont libres de l’héritage communiste qui pèse sur leurs parents. Un jour, ils arriveront aux commandes du pays. De quel pays ? Nous verrons.
Malgré toutes les restrictions officielles (une récente loi interdisant les gros mots dans les films, les pièces de théâtre et les médias illustre le degré d’absurdité qui a été atteint) la Russie est l’une des scènes culturelles les plus palpitantes du monde. Et celle-ci n’est pas toujours là où on s’y attend. Même si les gros titres des médias vont aux machinations au théâtre Bolchoï et aux tendances mégalomaniaques au Mariinsky, une scène moscovite de second rang, le théâtre Stanislavski, est devenue la compagnie de ballet la plus dynamique de la ville. Le meilleur festival d’art du pays se déroule à Perm, dans l’Oural, et fait exploser toutes les frontières de la créativité. Quant au théâtre –ah, le théâtre ! – il est ici expérimental, d’avant-garde et il n’hésite plus à affronter à bras le corps les problèmes de la Russie contemporaine.
Je pourrais continuer longtemps à énumérer les aspects positifs de la Russie, pour certains très inattendus.
Le problème, c’est que la liste des choses négatives risque d’être encore plus longue.
Ces aspects déplaisants sont les plus connus à l’extérieur, car les plus couverts par les médias. J’en citerai quelques-uns : un système judiciaire politisé, les idées racistes bien ancrées dans une grande partie de la population, le poids toujours plus lourd de l’Eglise dans les affaires politiques.
Extrémiste jusqu'à la caricature
Il y a cette propagande haineuse colportée tous les jours par la télévision. Pas uniquement une propagande anti-occidentale, mais une propagande virulente contre quiconque ose dévier de la ligne, que ce soit en étant homosexuel, en militant dans l’opposition ou tout simplement en pensant de façon différente. Le programme d’information du dimanche soir sur la chaîne fédérale Rossiya est extrémiste jusqu’à la caricature. Et son présentateur a été nommé, il y a peu, à la tête de la plus grande agence d’information de Russie.
Je m’efforce toujours de souligner qu’en Occident, nous avons sous-estimé l’ampleur du traumatisme que les Russes ont éprouvé lors de la chute de l’URSS. Mais en même temps, le rapport des Russes à l’histoire oscille le plus souvent entre une ignorance délibérée et la distorsion des faits la plus éhontée. Notamment pour ce qui est des millions de morts sous Staline. Les autorités ne nient pas les faits, elles font pire : elles les reconnaissent tacitement, sans clairement les condamner.
Certains de mes amis russes anglicisants et tournés vers l’Occident prédisent un avenir apocalyptique: dictature, dislocation de la Russie, voire guerre civile. Je n’en suis pas si certain. La Russie est pleine de contradictions. Parfois, elle fait deux pas en avant, un pas en arrière. Parfois –comme au cours de l’année écoulée je crois– c’est un pas en avant et trois pas en arrière. L’avenir du pays est incertain. Aucune autre puissance mondiale ne fait face à autant d’incertitude.
Un sentiment de vulnérabilité dans le psychisme national
J’ai beaucoup de temps pour réfléchir à tout ça pendant mon voyage transsibérien. Les trains russes sont ponctuels, mais ils sont lents. De façon étonnante, presque aucune des personnes que j’ai rencontrées depuis le début de mon périple n’avait vu un Européen de l’ouest auparavant. Et leur curiosité à l’égard du monde extérieur est insatiable.
Les questions qu’on me pose trahissent l’étonnante sensation de vulnérabilité qui hante le psychisme national russe, et qui contraste avec les fanfaronnades de la diplomatie du pays à l’extérieur. Est-ce que les gens hors de Russie comprennent notre point de vue à propos de l’Ukraine ? Comprenez-vous les menaces qui pèsent sur la langue russe ? Et la Chine –tout le monde pense à la montée en puissance de la Chine face à une Russie affaiblie– ? Est-ce qu’il y a des Chinois dans votre pays ?
2014 est une drôle d’année pour quitter la Russie. Une année mouvementée, c’est le moins qu’on puisse dire. Le conflit en Ukraine a dressé l’Ouest contre l’Est comme jamais depuis la Guerre froide. Les autorités se sont empressées d’adopter des lois pour étouffer toute contestation dans la société civile. Engluée dans cette routine répressive désespérante, la Douma, le parlement national, n’a plus l’air de valoir bien mieux que son prédécesseur de l’ère soviétique.
Et puis il y a eu les jeux Olympiques à Sotchi, que j’ai couverts. Tout le monde prédisait un désastre, rien n’allait être prêt à temps. Au final, pour faire court, ce fut fantastique. Une joyeuse célébration du sport et de la coexistence. Jamais je n’avais vu Russes et étrangers se mélanger avec une telle intensité. L’opinion que les gens avaient de la Russie commençait enfin à changer, ne serait-ce qu’un tout petit peu.
Et puis, trois jours après la cérémonie de clôture, survenait l’invasion de la Crimée. En quelques heures, toute cette dynamique positive acquise grâce au « soft power » olympique partait en fumée. Mais les autorités n’en avaient cure. Pour elles, le « soft power », c’est pour les faibles, pas pour les forts. Avec Sotchi, elles avaient montré aux Russes que leur pays pouvait impressionner le monde. Voilà tout ce qui comptait.
Je quitte la Russie avec le sentiment que non seulement l’histoire est encore loin d’être finie, mais qu’à bien des égards elle ne fait que commencer. En tant qu’Etat, la Fédération de Russie n’est née qu’en 1991, ce qui en fait de très loin la plus jeune des grandes puissances mondiales. Le pays traversera sans doute encore bien des décennies de tumulte. Et pendant ce temps-là, ses belles et limpides rivières continueront à couler, ses danseurs de ballet à briller sur scène, les premiers flocons de neige hivernale à tomber sur les dômes en forme d’oignon. C’est ma Russie éternelle. Que cela plaise ou non, ce pays a l’art d’occuper vos souvenirs, de monopoliser vos émotions comme rien d’autre. Pour moi, ce n’est donc pas vraiment un proshchaite ! (adieu !) C’est plus un poka, skoro uvidimsya esche : A plus tard, nous nous reverrons bientôt !
Stuart Williams, ancien adjoint au directeur du bureau de l'AFP à Moscou, vient de prendre de nouvelles fonctions à l'AFP Istanbul.