De la meute à l’émeute
PARIS, 8 juillet 2014 – Dans une vie antérieure, j’étais journaliste économique. J’ai vu des confrères en cravate et mocassins à gland se transformer en horde de bêtes féroces, bousculant, piétinant, mordant presque pour s’arracher un communiqué proclamant que « les taux de change devraient refléter les fondamentaux de l’économie ». Cela se passait à Tokyo, à la fin d’une réunion des ministres des Finances du G7. Incapables de prévoir un tel déferlement de rage dans une salle de presse jusque-là paisible, les officiels japonais avaient imprudemment posé la pile de communiqués sur la table du buffet. Des dizaines de tasses avaient été fracassées. Un pot de café bouillant avait été renversé.
Ne serait-ce qu’à la télévision, tout le monde a déjà vu une « meute » de journalistes s’agglutiner autour d’une personnalité pour la photographier, la filmer, l’enregistrer. « Meute » n’est toutefois pas le terme le plus approprié. Dans une meute, on suppose que les participants, que ce soient des chiens ou des supporteurs de football, communient dans la ferveur et se soutiennent mutuellement. Alors que dans la meute journalistique, c’est tout le contraire. Les anglo-saxons, eux, désignent le phénomène par le terme de « media scrum » (« mêlée médiatique »). Mais là aussi l’expression n’est pas idéale. Car contrairement à son équivalent en rugby, la mêlée en journalisme ne connaît pas de règle.
Demandez à Chloé Chauvris. Cette journaliste reporter d’images (JRI) de l’AFP était en mission au quartier général de l’ancien Premier ministre français François Fillon le soir de l’élection du président du parti de droite UMP en novembre 2012. Un cauchemar dont elle se souviendra.
« Nous étions rassemblés dans une salle exiguë », raconte-t-elle. « Fillon s’est fait attendre pendant des heures. Quand il est apparu, une marée humaine a fondu sur lui. J’ai été littéralement portée par la foule. Fillon s’est dirigé vers la sortie et tout le monde s’est rué à ses trousses. Il y a eu un affreux goulet d’étranglement à la porte. On était pris au piège, ça poussait, ça hurlait, c’était l’hystérie générale. On m’a arraché une poignée de cheveux. Une journaliste a été piétinée ».
Et Chloé n’était pas au bout de ses peines. Un an et demi plus tard, la voici à nouveau en plein « media scrum » au palais de justice de Pau, dans le sud de la France. Un médecin poursuivi pour euthanasie, Nicolas Bonnemaison, vient d’être acquitté au terme d’un procès ultra-médiatique. Massés à l’extérieur de la salle d’audience, les journalistes attendent sa sortie.
Cinq vertèbres déplacées pour tourner cette vidéo (si vous n'arrivez pas à la visualiser correctement, cliquez ici).
« Quand Bonnemaison est enfin apparu, encadré par des policiers, c’est devenu la folie », témoigne la journaliste. « On est tous partis en travelling arrière. Par miracle, personne n’est tombé mais à un moment, j’ai été poussée sur la gauche. Pour que la caméra reste stable, j’ai compensé sur la droite. J’ai entendu un craquement… »
Bilan: cinq vertèbres déplacées. L’incident a fait réfléchir. L’AFP envisage sérieusement de proposer à ses journalistes une formation à la sécurité dans les mêlées médiatiques. « Elle devrait s'inspirer de celles destinées aux reporters partant couvrir des émeutes », laisse entendre Pierre André-Romagny, le rédacteur en chef technique de l'agence.
Tensions et mouvements de foule imprévisibles
D’avis général, la situation a empiré ces dernières années. L’apparition de nouvelles chaînes d’information en continu, la prolifération des blogs et des micro-sites d’information a multiplié le nombre de participants aux mêlées sur les gros événements. Les nouveaux arrivants dans la meute n’en connaissent pas forcément les conventions tacites, comme ne pas se placer devant un collègue arrivé avant vous, ou s’accroupir quand on est journaliste texte pour que les vidéastes et photographes puissent avoir le champ libre au-dessus de votre tête. D’où un accroissement des tensions et des mouvements de foule imprévisibles. La présence de caméras ou d’appareils photo aggrave le risque.
« C’est la raison pour laquelle on fait rarement de vieux os dans ce métier », ironise Henry Bouvier, le rédacteur en chef vidéo de l'AFP. « Si vous voyez un JRI de plus de cinquante ans jouer des coudes au milieu d’une mêlée, éloignez-vous de lui : c’est sûrement un vicieux. S’il est encore là à son âge, il n’y a qu’une explication : il a survécu grâce au vice ».
Une annonce ou déclaration fracassante qui, peut-être, fera « bouger » les marchés financiers et qu'il faut à tout prix « donner » avant la concurrence, précédée d’une longue attente qui a mis tout le monde de mauvaise humeur: voilà les ingrédients de base d’un « media scrum » réussi. Il le sera d’autant plus si l’organisation est défaillante. « Le siège de l’Agence internationale de l’énergie atomique est sans doute le plus grand bâtiment de Vienne », raconte le photographe Joe Klamar, un habitué des lieux. « Mais les conférences de presse se font toujours dans la salle la plus minuscule possible. On est entassés les uns sur les autres, sur trois ou quatre couches de photographes. La transpiration du mec au-dessus de moi me dégouline dessus, se mêle à ma propre transpiration et coule sur le mec du dessous ».
Mais en la matière, rien ne vaut les réunions des ministres du Pétrole de l’Opep, également à Vienne. La traditionnelle ruée finale des journalistes sur les ministres, connue sous le poétique surnom de « gang bang », a déjà été décrite avec brio dans ce blog par ma collègue viennoise Sim Sim Wissgott. Un « bref instant de frénésie, de chacun pour soi et d’oubli total de toute règle de civilité », selon elle.
Vigile étranglé et fou-rire hystérique
« Un jour, dans une vague de quarante ou soixante reporters en mouvement vers les ministres du Pétrole, mon sac à dos a accroché au passage le badge qui pendait au cou d’un garde de sécurité », se rappelle Joe Klamar, autre vétéran des « gang bangs » opépiennes. « Le type s’est fait traîner sur plusieurs mètres par la meute, il était obligé de suivre le mouvement de foule pour éviter d’être étranglé par son propre badge. Il me hurlait dessus comme un possédé, comme si j’avais pu faire quelque chose pour lui ! C’était tellement absurde que j’ai éclaté d’un fou-rire hystérique. Au bout d’un moment, le vigile a fini par rigoler aussi ».
Après avoir couvert l’Opep pendant plusieurs années, la journaliste Myriam Chaplain-Riou rêvait d’un poste plus tranquille. Elle opta pour la rubrique littéraire à Paris. Vous imaginiez que le travail d’un journaliste littéraire consiste essentiellement à prendre le thé dans des salons de Saint-Germain-des-Près en parlant d’André Gide ? Attendez de voir.
Le Goncourt et l'Opep, même enfer pour le reporter
« La remise du prix Goncourt et les gang bangs de l’Opep, c’est pareil », avertit Myriam.
Le plus prestigieux prix littéraire français est remis chaque automne chez Drouant, un restaurant du quartier de l'Opéra à Paris, au terme d’un déjeuner du jury dans un salon privé au premier étage. « Les journalistes commencent par patienter au rez-de-chaussée, serrés comme dans le métro aux heures de pointe. Puis un membre du jury arrive sur les marches et annonce le nom du lauréat au milieu du tumulte. Jusqu’en 2013, il le faisait sans micro. On n’entendait rien. Alors c’est la frénésie totale, chacun essaye de téléphoner à sa rédaction pour transmettre la nouvelle, mais les portables ne passent pas, ça sature complètement ».
Mais le pire reste à venir. Le lauréat du Goncourt, qui a généralement attendu le verdict des jurés caché quelque part dans le quartier, fait son entrée triomphale chez Drouant quelques minutes après l’annonce du prix et se retrouve littéralement livré à la meute. « Il essaye de se frayer un passage jusqu’au premier étage, la foule des reporters lui emboîte le pas dans l’escalier. On se piétine, on se prend des coups de caméra, on s’insulte, des téléphones portables tombent par terre sans que leurs propriétaires puissent les récupérer. Et puis tout le monde se retrouve coincé dans le minuscule salon du premier étage, les jurés sont compressés contre la table encore jonchée des restes de leur gueuleton, le lauréat est plaqué contre le mur. Tout le monde veut une phrase de lui, lui tend des micros. Il est terrorisé, il étouffe… En 2010, quand le prix a été attribué à Michel Houellebecq, c’était l’émeute totale. A l’extérieur du restaurant, il y avait un échafaudage qui tanguait sous la pression de la foule, on a frôlé l’accident grave. En plus, il pleuvait à torrents ».
« Pour tout arranger, il y a les pique-assiettes », continue Myriam Chaplain-Riou. « Drouant organise toujours un petit buffet au rez-de-chaussée, on se demande pour qui d’ailleurs, car aucun journaliste n’a le temps de manger. Des curieux qui voient l’attroupement des reporters autour du restaurant se faufilent à l’intérieur et aggravent la confusion ambiante. On se retrouve mêlés dans cet espace exigu à des tas de gens qui n’ont rien à faire là, qui prennent des selfies avec leur portable et se promènent avec des assiettes pleines d’œufs durs mayonnaise qu’ils renversent sur nous au premier mouvement de foule ».
« Le Goncourt, c’est dantesque, le summum de l’absurde », conclut la journaliste littéraire. « Mais les jurés ne veulent pas que ce soit organisé autrement. En fait, ils adorent ça. C’est leur jour de gloire ».
Flashes fracassés à coups de pied
Eh oui, la raison pour laquelle les « media scrums » ont encore de beaux jours devant eux, c’est que les personnalités autour desquelles ils se forment ont généralement tout fait pour provoquer cette situation. On a l’air tellement important au milieu d’une meute de reporters qui se battent pour vous prendre en photo et vous écouter parler...
C’est pourquoi les attroupements autour des stars ou starlettes sont parmi les plus redoutables. « En 2007, j’ai couvert l’arrivée de Paris Hilton à l’Opernball de Vienne », raconte Joe Klamar. « Je suis arrivé en même temps qu’elle. Elle était entourée d’une nuée de photographes qui se poussaient les uns les autres. Je n’ai eu d’autre choix que de plonger dans ce nuage noir de corps et de me battre pour accéder jusqu’à elle. En dix secondes, les flashes de mes deux appareils ont été projetés à terre et fracassés par les pieds de mes collègues. Mais j’ai eu ma photo ».
La liste des anecdotes est sans fin. Chaque journaliste semble avoir au moins une histoire de mêlée médiatique profondément gravée dans sa mémoire professionnelle. Patrick Rahir, correspondant à Beyrouth dans les années 1980, vient par exemple de me raconter comment une foule de reporters surexcités avait carrément renversé le ministre syrien des Affaires étrangères dans son bureau à Damas lors de la libération d’un groupe d’otages français. Moi-même, je pourrais longuement parler du jour où j’ai vu Hosni Moubarak, alors président de l’Egypte, pris d’assaut par une meute de journalistes pour je ne sais plus quelle raison au milieu d’un vertigineux escalier de granit devant un hôtel de luxe à Majorque. Le raïs avait vacillé et n’avait échappé à la chute que grâce aux réflexes de ses gardes du corps. A la place, c’est une caméra d’une chaîne espagnole qui avait fini en mille morceaux en bas des marches...
Je redoute les réactions. Je m’attends à ce que tous les collègues que je n’ai pas cité défilent devant mon bureau pour me le reprocher, se déchaussent pour exhiber leur pied atrocement mutilé par le talon aiguille de la fille de CNN lors du Festival de Cannes 1992… A tous ceux-là, je présente mes excuses, et je n’ai qu’une chose à dire : la section des commentaires vous est ouverte!
Roland de Courson est l'éditeur du blog AFP Making-of.