Le Grand Prix du cauchemar
RIO DE JANEIRO, 30 avril 2014 – Tous les journalistes qui ont couvert le Grand Prix d’Imola en 1994 s’en souviennent comme la course du cauchemar. Un weekend maudit, sinistre, qui reste bien sûr dans toutes les mémoires à cause de la mort du triple champion du monde brésilien Ayrton Senna et du jeune pilote autrichien Roland Ratzenberger, mais qui a aussi été marqué par un nombre incroyable d’incidents étranges et d’accidents graves.
A l’époque, je couvre depuis deux ans la Formule 1 pour l’AFP avec mon collègue Jean-Loup Gautreau et nous assistons à tous les grands prix de la saison en Europe. Cette année-là, Imola est la troisième manche du championnat du monde, et la première course européenne de l’année. Au début, l'ambiance est normale, plutôt sympathique, comme au cours de tous les Grands Prix que nous avons couverts précédemment. Mais les choses ne vont pas tarder à dégénérer jusqu'à un point que personne ne peut imaginer.
Très vite, lors de la première séance d'essais le 29 avril, un accident se produit : la monoplace de Rubens Barrichello fait plusieurs tonneaux et atterrit à l’envers. Le Brésilien, sérieusement blessé, est évacué. Dès lors, sur le circuit, commence à régner une ambiance bizarroïde. Je ne sais pas exactement ce qui motive cette impression. Il y a certes cette mésaventure de Barrichello qui, a posteriori, sonne comme un premier avertissement, mais ce n'est pas tout. Le circuit est en plein travaux, les laboratoires des photographes ont été installés dans des containers climatisés… Tout à coup, on ne se sent pas bien à Imola, il y a quelque chose d’indiciblement malsain dans l’atmosphère.
Puis, le samedi, c’est la tragédie: la mort de Roland Ratzenberger, premier pilote à être tué pendant un Grand Prix depuis douze ans. L’Autrichien de 33 ans percute un mur de plein fouet à 310 km/h. A Imola, tout le monde est très secoué. On parle d’annuler purement et simplement la course. Mais finalement, pour des raisons qui m'échappent encore, cela ne se fait pas.
Les choses commencent trè s mal aussi le jour de la course. Dès le départ, un accrochage se produit. Des pneus et des débris divers sont projetés dans les gradins. Neuf spectateurs sont blessés. La voiture de sécurité intervient et la course est ralentie, mais elle reprend normalement une fois que la piste a été nettoyée.
Et puis, on annonce un « accident grave » impliquant Senna. Le Grand Prix est interrompu, sans qu’on ait plus d’informations. Jean-Loup, qui s’est positionné à l’entrée du premier virage après la ligne de départ et avant la longue courbe où l’accident a eu lieu, part tout de suite pour tenter de découvrir ce qui s’est passé. Avec mon collègue Vicenzo Pinto, qui travaillait à l'époque pour Reuters et qui a depuis rejoint l'AFP, nous tombons sur deux types en scooter qui acceptent de nous prendre avec eux pour aller plus vite. Puis, nous courons à travers les bois pour essayer de trouver le lieu de l'accident. Mais lorsque nous arrivons, le corps a déjà été évacué. Sur place, il n’y a plus que la carcasse déchiquetée de la Williams-Renault FW16 du Brésilien. Nous ne savons pas encore qu’il est mort.
Nous écoutons en permanence la radio du circuit. Les organisateurs se montrent rassurants et annoncent que le Grand Prix va reprendre. Nous sommes un peu étonnés, mais nous retournons à nos positions pour continuer à couvrir l'épreuve comme si rien ne s'était passé.
Comme d’habitude, les photographes se rassemblent près des stands pour assister à l’arrivée avec le responsable des relations presse du circuit. A trois ou quatre tours de la fin, une voiture s’arrête près de nous pour changer ses pneus. Elle repart en trombe, mais les mécaniciens ont mal fait leur travail. Une roue se détache, est propulsée à grande vitesse dans les airs, passe à moins de deux mètres de nous et heurte quatre mécaniciens qui doivent être hospitalisés. Ultime incident d’une funeste journée...
Dans le stand de Williams-Renault, nous voyons tout le monde en pleurs à travers les grilles fermées. Chacun sait que quelque chose de très grave s’est produit, mais les informations font cruellement défaut. Ce n’est que plus de deux heures après la fin de la course, vers 19 heures, que le décès d’Ayrton Senna est officiellement annoncé.
Comme nous couvrions tous les grands prix européens de la saison, la plupart des pilotes, Senna inclus, nous connaissaient de vue. Les rapports n’étaient pas très intimes mais quand on se croisait, on se saluait, on se serrait la main. L’ambiance était décontractée entre écuries et médias. Ce Grand Prix d’Imola a tout changé. Personne n’avait jamais vu une telle succession de catastrophes, c’était vraiment une course maudite. Avec Jean-Loup, en développant nos films dans notre container réfrigéré, en cherchant dans nos négatifs les derniers plans d’action de Senna, on n’avait même plus la force de se parler. On se contentait de se regarder avec les yeux hébétés.
Quelque chose s’est définitivement cassé au cours de ce terrible weekend du 1er mai 1994. Après cela, j’ai décidé d’arrêter de couvrir la F1.
Christophe Simon est actuellement responsable de la photo AFP pour le Brésil.