Egypte : sous le déluge de peines de mort
MINYA (Egypte), 29 avril 2014 - Elle est assise, seule, sur un rond-point désert, le visage hébété parcouru par des larmes qui ne s'arrêtent plus. Elle a laissé derrière elle, à l'autre bout de la rue Abdel Moneim à Minya dans le centre de l'Egypte, l'agitation du tribunal: les blindés et les policiers anti-émeutes casqués et bottés, les femmes qui hurlent leur désespoir et se frappent la tête et la poitrine ou se jettent au sol.
Islam Othmane a 20 ans et elle vient d'apprendre que ses deux oncles avaient été condamnés à la prison à perpétuité pour une manifestation à laquelle, dit-elle, ils n'ont même pas participé. Mahmoud et Mohamed Othmane, 43 et 45 ans, cinq enfants chacun, enseignaient l'arabe et les mathématiques. Depuis janvier, ils sont en prison et, après le verdict rendu lundi 28 avril, ils ne devraient plus jamais en sortir.
Il reste encore l'espoir d'un appel plus clément, mais elle est abasourdie, Islam, et elle n'est pas la seule. Journalistes, avocats, proches, tous découvrent avec stupeur que la justice égyptienne vient de condamner à mort 683 personnes, des partisans présumés du président islamiste destitué Mohamed Morsi, après en avoir déjà condamné 529 autres fin mars - une peine depuis commuée en 37 peines de mort et 492 perpétuités, le tout après une unique et brève audience.
Un procès de 10 minutes chrono
La partie s'est jouée à huis clos entre un juge unique, le procureur et les avocats de la défense: en tout dix minutes chrono durant lesquels les avocats nous diront n'avoir pas eu voix au chapitre, tandis que les accusés détenus —200 sur 1.200— n’ont même pas été amenés dans la salle d’audience. Nous, journalistes, n'avons pas eu le droit d'entrer et nous devrons nous contenter du récit des avocats pour couvrir le plus grand procès de masse de l’histoire récente du monde, selon l’ONU. Certains se prêtent au jeu, d'autres refusent, un peu honteux de ce verdict, de parler aux médias étrangers. « Je veux bien parler avec nos médias égyptiens, mais les Français je ne leur dirai rien », me lance l'un d'eux.
Une fois les avocats sortis, le verdict se répand par le bouche à oreille, la rumeur. J'annonce moi-même à l'une des mères que 37 peines de mort sont confirmées dans le premier procès et que 683 autres viennent d'être prononcées -qui devront encore être confirmées le 21 juin. Son visage se décompose devant mes yeux au fur et à mesure que je parle. Très vite, tout n'est plus que cris et larmes, de longs cris de douleur, les lamentations d'une mère: « mon fils, mon fils, celui pour qui j'ai sacrifié ma vie, celui pour lequel j'ai toujours travaillé et qui est devenu un jeune homme respectueux, pieux et bien élevé », répète-t-elle, sans plus pouvoir s'arrêter.
Les mêmes pleureuses qu'aux enterrements
Un peu plus loin, deux femmes portent une vieille dame qui s'est évanouie. Elle restera de longues minutes allongée au bord du trottoir, le long de la rue bouclée par les policiers, comme morte. D'autres, assises sur le sol, regardent, hébétées, droit devant elles d'autres femmes qui s'époumonent devant une nuée de photographes et de cameramen. Ce sont de très longues minutes où plus personne ne s'entend au milieu des litanies, celles-là même qu'hurlent les pleureuses aux enterrements. Les bras en l'air, elles interpellent Dieu, la justice, les médias...
Puis, vient le moment où circule enfin une photocopie froissée portant les noms des 37 condamnés à mort dans le premier verdict. Je suis avec deux épouses de condamnés qui, toutes les deux, retiennent leur souffle. A chaque nom, elles échangent des commentaires. Ici, tout le monde se connaît et elles pensent déjà aux familles qu'elles devront visiter pour présenter leurs regrets. Une fois tous les noms égrainés, Racha Ibrahim, le visage très blanc parsemé de taches de rousseur, lance un immense soupir, son mari n'y figure pas. Pour lui, ce sera la perpétuité, et pour cette Egyptienne de 26 ans, une lutte au quotidien pour nourrir ses cinq enfants et sa belle-mère, sans le salaire de son mari.
« Ma fille, ma fille, prends ton stylo et écris ! »
Je suis ensuite happée par une matrone égyptienne, longue robe noire, voile noir transparent et une grosse voix de laquelle elle m'interpelle « ma fille, ma fille, prends ton stylo et écris: "Les Frères musulmans ont de l'argent pour payer les cautions et fuir, nous les pauvres, on ne peut pas payer et on écope de la perpétuité" ». Elle ne me quittera plus, revenant régulièrement et vérifiant que je prends bien les noms, les dates, et que j'ai bien compris que les Frères musulmans sont les vrais responsables, et pas son fils.
Les militants islamistes, ceux qui revendiquent avoir participé à cette manifestation du 14 août pour laquelle les condamnations à mort pleuvent, sont les grands absents devant le tribunal. En fuite et recherchés par la justice, ils se terrent loin du centre-ville, mais ils acceptent toutefois de bonne grâce de répondre aux journalistes -par téléphone, car ils ne veulent ni être filmés ni être localisés-, soucieux, disent-ils, que leur « message soit entendu hors d'Egypte ». Si les familles présentes devant le tribunal sont abattues, les condamnés à mort joints par téléphone semblent galvanisés par ce verdict.
Ramadan, fonctionnaire de 37 ans en fuite, accumule les diatribes sur la « légitimité du président Morsi », le discours inlassable des Frères, et dit que son exécution est « le prix a payer ». « C'est le minimum pour que mes enfants vivent en hommes libres ». Ses trois enfants d'ailleurs, vont continuer a manifester, « pacifiquement » insiste-t-il. « On en a discuté en famille aujourd'hui ».
Reda, 39 ans et père de trois enfants, est, lui aussi, en fuite. Pour lui, « ce n'est pas un juge, c'est un officier aux ordres qui nous a condamnés à mort ». « Sous le régime militaire, il y a maintenant une justice spéciale: certains procès durent trois ans alors que d'autres sont réglés en deux brèves audiences ». Par ailleurs, tient-il à mentionner, « pendant la manifestation du 14 août à Minya, sept manifestants ont été tués par balle par la police, pour eux il n'y a pas eu de procès ».
Ce jour-là, au même moment et à 200 km plus au nord, policiers et soldats tuaient plus de 700 pro-Morsi dans la dispersion de leurs sit-in qui duraient depuis 45 jours sur deux importantes places du Caire..
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Le 14 août justement, Islam jure que ses oncles « étaient en famille avec nous ». « Leur seul crime, dit-elle, c'est d'avoir dit qu'ils rejetaient le coup d'Etat militaire » contre le président islamiste Mohamed Morsi, destitué par l'armée début juillet après des manifestations monstres réclamant son départ. « Ceux qui ont balancé leurs noms à la police devaient vraiment les détester », lâche-t-elle, dégoûtée. « Moi-même, j'ai posté des messages de soutien à mes oncles sur Facebook et depuis je sais que mon nom est sur les listes d’"Amn al-daoula" », la très redoutée Sûreté de l'Etat. « Ce sont mes oncles qui m'ont toujours encouragée, ils me faisaient réviser et grâce à eux je suis allée au lycée et cette année je passe mon diplôme d'infirmière », lâche la jeune fille, vêtue d'une abaya (longue robe noire) et d'un voile rose et bleu. « Mais maintenant, je n'en veux même plus de ce diplôme. Regardez tout ce que mes oncles ont fait pour ce pays, et voilà ce qui leur arrive! ».
Elle est désormais seule sur son rond-point. Derrière elle, dans cette ville au bord du Nil où la vie semble se dérouler plus lentement qu'ailleurs, tous les proches des victimes se dispersent, dans le calme. Et les policiers se retrouvent seuls, leurs armes toujours pointées vers l'endroit où se tenait la foule.
Sarah Benhaida est journaliste au bureau de l'AFP au Caire.