Des soldats des Forces armées centrafricaines (FACA) lynchent un homme qu'ils soupçonnent d'être un ancien rebelle de la Séléka, le 5 février 2014 à l'issue d'une cérémonie officielle à Bangui (AFP / Issouf Sanogo)

Et tout à coup, la cérémonie dérape dans l'horreur

BANGUI, 6 févr. 2014 – Des lynchages, en Centrafrique, il y en a quotidiennement. Mais personne ne s’attendait à voir des dizaines de militaires en uniforme en commettre un au sein même de l’Ecole nationale de la magistrature à Bangui, sitôt après une cérémonie officielle au cours de laquelle la présidente de la République avait célébré la renaissance d’une armée nationale.

Cette cérémonie, les nouvelles autorités de transition en attendent beaucoup en ce mercredi matin. Ce sera un moment important, nous dit-on. Certains veulent y voir le symbole d'un début de normalisation en Centrafrique, confirmé par l'allègement le jour-même du couvre-feu en vigueur depuis novembre. Outre la présidente Catherine Samba Panza, il y a là tout le gratin politique et militaire de Bangui: les plus hautes autorités de la transition, de la force française Sangaris, de la Mission de l'Union africaine en Centrafrique (Misca)… Le tout devant 4.000 soldats, en tenue ou non. Certains n'ont plus d'uniformes, forment le rang en T-shirt ou chemise de pagne, la plupart enthousiastes et ravis par la perspective d'être bientôt payés après cinq mois sans solde. Ils n'ont pas d'armes, la plupart ont été pillées, et personne ne bouge quand résonne le « présentez, armes! ».

Un soldat rwandais de la Misca se tient devant les militaires des Forces armées centrafricaines (FACA), pendant le discours de la présidente Catherine Samba Panza à l'Ecole nationale de la magistrature de Bangui (AFP / Issouf Sanogo)

Cela commence comme une cérémonie classique dans un grand champ au sein de l’Ecole nationale de la magistrature. Il y a un tapis rouge, une fanfare, un moment de prière, avant un discours ferme de la présidente qui s'exprime d'abord en sango, puis en français. Catherine Samba Panza parle de « fierté », d’ « honneur », de « mission » et de « patrie » à des forces armées centrafricaines, humiliées et moquées après leur débandade il y un an devant l'avancée de la rébellion. Des acclamations fusent, la présidente et chef des armées a gagné son pari et peut s'en aller, la tête haute. Les journalistes se précipitent pour tenter d'arracher un commentaire aux personnalités présentes, qui ne cachent pas leur enthousiasme: « C’est un jour important pour la Centrafrique », me dit le général Francesco Soriano, qui commande la force Sangaris. A ses côté, le général Anastase Kararuza, numéro deux de la Misca est tout sourire. Et puis tous les dignitaires s’en vont.

En partant, j’interroge des hommes du rang qui se disent rassurés par la perspective d'être bientôt payés. Sur le bas-côté de la route, je remarque un sous-officier à l'uniforme impeccable. « Les mois qui viennent de s'écouler nous ont soudés », affirme-t-il. « Bien-sûr, il y aura peut-être des actes isolés, surtout si l'un de nous croise un de ceux qui l'a pillé... »

Et c’est à ce moment-là que tout dégénère. Un mouvement de foule, des cris, des gens qui courent. Je n'ai rien vu, je ne comprends pas, je me précipite vers un attroupement  au milieu de la route. Un homme en slip git sur le ventre, roué de coups par une vingtaine de personnes, soldats en uniforme ou en civil. Une femme hurle: « c’est un Séléka ! C’est un Séléka ! » Je vois un militaire, béret rouge sur la tête, sortir un couteau de commando et lui arracher des lambeaux de chair.

Le photographe de l’AFP Issouf Sanogo a assisté à la première partie du lynchage, encore dans l'enceinte de l'Ecole de la magistrature. Il a photographié les soldats piétinant un homme à terre, allant chercher des pierres et des briques pour le frapper, lui portant des coups de couteau avant de le traîner nu jusqu'à la route.

Des soldats des Forces armées centrafricaines (FACA) tentent de lyncher un gendarme qu'ils soupçonnent d'être un ancien rebelle de la Séléka (AFP / Issouf Sanogo)

L'homme est mort. Et pourtant, pendant encore plus de dix minutes, les soldats mais aussi des badauds qui les ont rejoints s’acharnent sur son cadavre, lui sautant dessus à pieds joints. Des gens prennent des photos avec leurs téléphones portables. Une femme pose un pied sur le cadavre, comme s’il s’agissait d’une prise de guerre. La scène se déroule sous les yeux des dizaines de témoins, dont de nombreux journalistes. Aucun des militaires présents ne tente de s’interposer. Ni les Centrafricains, qui étaient pourtant plusieurs  milliers, ni les Africains de la Misca encore sur place.

Un moment, je reste tétanisée au milieu de la route incapable de détacher mon regard du couteau qui coupe les chairs. Issouf me signale un second mouvement de foule à quelques dizaines de mètres. Cette fois, les militaires s’en prennent à un gendarme, également accusé d’être un ancien rebelle de la Séléka. Ce gendarme a plus de chance. Il réussit à s’échapper de justesse, en courant jusqu’à la voiture de ses collègues qui démarre en trombe.

Un gendarme centrafricain, soupçonné d'être un ancien rebelle de la Séléka, échappe de peu au lynchage (AFP / Issouf Sanogo)

Issouf et moi décidons de partir. Une foule hors d’elle est dangereuse. Nous apprendrons plus tard, par des témoins, que la victime du lynchage a été démembrée puis brûlée, avant que la Misca intervienne en tirant des coups de feu en l'air pour disperser la foule jusqu'à l'arrivée de soldats français qui n'ont pu que récupérer les morceaux du cadavre. Ils ont « protégé le corps, récupéré les « parties visibles » auprès des gens qui les détenaient et les ont remises à la Croix rouge », m'explique un porte-parole de Sangaris.

Les soldats de la Misca auraient-ils pu empêcher ce lynchage ? « Qu'aurions-nous dû faire ? », me demande leur porte-parole, qui finit par me rappeler après plusieurs heures de silence. « Ça s'est passé très vite. Il était mort. On ne peut quand même pas tirer sur les gens! »

Un soldat centrafricain range son couteau après avoir participé au lynchage (AFP / Issouf Sanogo)

En Centrafrique, il n’y a plus de tribunaux, plus de police, plus de lois. Cette atrocité a toutes les chances de rester à jamais impunie. Et nous ne saurons sans doute jamais avec certitude qui était l'homme qui a été lynché. Certains disent qu’il s’appelait Idriss, un prénom musulman, et que c’était un ancien membre des FACA rallié à la Séléka quand elle a pris le pouvoir en mars 2013. 

Après le choc est venue la colère, puis la tristesse pour tous ces Centrafricains avec lesquels nous parlons au fil de nos reportages et qui nous disent leurs espoirs de pouvoir rentrer chez eux, de travailler, de mettre leurs enfants à l'école ou de sortir le soir dans la rue. Tristesse aussi pour cette nouvelle transition qui n'est en place que depuis deux semaines. Tristesse encore pour ceux qui, depuis des mois, tentent de mobiliser la communauté internationale et les bailleurs de fonds pour aider la Centrafrique à sortir du chaos dans lequel elle est plongée.

Mercredi matin, une cérémonie devait marquer le retour des forces armées dans la nation, le début d'un renouveau. En quelques minutes, la Centrafrique s'est encore éloignée un peu plus de la réconciliation.

La présidente centrafricaine Catherine Samba Panza pendant la cérémonie du 5 février 2014 à Bangui (AFP / Issouf Sanogo)

Anne Le Coz, journaliste basée à Paris, est l'une des envoyées spéciales de l'AFP en Centrafrique.