Les champs de la mort du Soudan du Sud
BOR (Soudan du Sud), 4 févr. 2014 – La vie, ce qu’on a coutume de nommer la vie normale, est absente de tout ce qu’on croise à Bor : des haillons épars, des carcasses de camions incendiés par les troupes antigouvernementales, et partout, l’odeur tout à la fois douçâtre et âcre, de la mort.
Je suis arrivée de Juba, la capitale du Soudan du Sud, dans un hélicoptère de l’armée, avec le photographe de l’AFP Carl de Souza et un pigiste, Charles Lomodong. Pendant le vol, je pensais à tout ce que j’avais lu et entendu à propos de Bor, tout ce que la ville avait enduré dans tous ces combats. Mais je ne m’étais pas préparée à de telles scènes de destructions et de tueries de masse.
A Bor, on découvre, au hasard, des corps de femmes, de vieillards ou d’infirmes – tous ceux qui n’ont pas pu ou n’ont pas voulu fuir – étendus sur le bord d’un chemin, ou cachés sous un lit. On voit des travailleurs humanitaires qui se dépêchent de dresser des listes de victimes, qui serviront de preuves sur tous ces crimes, et de repères pour les familles.
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Nhial Majak Nhial, le maire, nous explique comment il tente de nettoyer ce champ de ruines et de morts qu’est devenue sa ville. Il estime qu’entre 2.000 et 2.500 personnes ont été tuées à Bor et dans les environs, gribouillant ces chiffres dans la poussière jaune du sol. Puis il dessine un rectangle, expliquant qu’il faudra trouver un endroit pour creuser une fosse commune, et trace des lignes dans le rectangle, qui signifient autant de rangées de cadavres.
Située dans un emplacement stratégique à 200 kilomètres au nord de Juba, Bor a changé de camp quatre fois depuis le début des affrontements inter-ethniques, en décembre. Des dizaines de milliers de personnes ont fui, préférant tenter leur chance en traversant le Nil Blanc, en dépit des crocodiles et des snipers qui hantent les rives du fleuve. Des centaines sont mortes noyées. Les survivants campent maintenant sous les arbres dans le comté d’Awerial, de l’autre côté du fleuve, ou des ONG ont distribué des vivres.
Lorsque les soldats gouvernementaux et ougandais ont repris Bor, le 18 janvier, ils ont trouvé une ville en ruines, une ville qui a tout perdu du centre économique de l’Etat de Jonglei qu’elle était avant la guerre civile.
A l’église épiscopalienne Saint Andrews, quarante personnes ont été massacrées. Une première tombe a été creusée, à proximité. Tout près, devant une hutte en roseaux, apparait une vieille femme au visage émacié, ses yeux d’aveugle semblant fixer l’horizon.
Unique survivante de ce massacre, Deborah Agot Deng raconte ces minutes terribles : le claquement des armes à feu autour d’elle, les cris des victimes, le choc des corps qui s’effondrent. Elle est restée cachée trois semaines dans l’église, terrorisée, jusqu’à ce que la ville change de mains, une nouvelle fois. Ce n’est que maintenant, explique-t-elle, qu’elle se sent un peu revivre.
Le bilan général des affrontements approche les 10.000 morts, selon l’International Crisis Group, et 750.000 personnes ont été déplacées. Outre Bor, plusieurs autres villes ont connu des massacres de civils, dans les communautés Dinka et Nuer, pour ne citer que les premières visées.
Dans mon métier de reporter télé, Bor s’est avéré un des lieux les plus difficiles à couvrir. Car ce qui s’offrait à nous était cru, brutal et macabre. Il n’y avait aucun filtre, aucune protection pour faire barrière, pour atténuer l’intimité de la mort. Aucun des rituels qui entourent habituellement les scènes de mort, comme par exemple lorsque des familles enterrent leurs proches, dans l’amour et la dignité.
Bor, quant à elle, est une ville fantôme. Les gens viennent pour la journée des camps d’Awerial, pour tenter de sauver ce qui peut l’être de leurs effets personnels, mais comme il n’y a ni nourriture, ni eau, ni possibilité de se faire soigner, ils repartent rapidement.
De retour d’un voyage à Mathiang, une base militaire gouvernementale près de Bor, Robert Majier Manyang nous montre, près d’une bâtisse démolie, une chaise roulante vide. Il explique que sa grand-mère a été tuée à cet endroit précis. Puis il boucle la porte de la maison où son corps repose encore, pour empêcher les animaux d’entrer. Son grand-père a été ligoté et exécuté lui aussi, en dehors de la ville. Dans la soirée, Robert nous confie son désir d’enterrer ses grands-parents, et de fleurir leurs tombes. Célibataire, à 29 ans, il raconte tristement que sa grand-mère insistait pour que, avant sa mort, il se trouve une épouse. Trop tard.
Au fond de l’avion qui repart de Bor, je retrouve Robert. Comme beaucoup d’autres, il quitte la ville sans avoir pu enterrer ses proches, sans la consolation, si minime soit-elle, de pouvoir dire adieu.
Nichole Sobecki est journaliste reporter d'images au bureau de l'AFP à Nairobi.