Au cœur de l’Afrique, la très Tropicale Amissa Bongo
LIBREVILLE, 20 janv. 2014 - Le peloton d'une centaine coureurs fonce sur des routes désertes à travers la forêt équatoriale gabonaise et débouche soudain sur un hameau de maisons en terre ou en bois où les villageois endimanchés pour le passage de la course crient leurs encouragements: c'est la Tropicale Amissa Bongo, plus grande course africaine qui ouvre le calendrier international UCI.
Debout, presque immobile, un vieux monsieur portant une veste de blazer élimée lève lentement sa canne au passage des coureurs. Autour de lui, c'est la frénésie. Enfants, adolescents mais aussi adultes, femmes et hommes, s'agitent et sautent dans tous les sens au milieu des cris.
On peut entendre : « Allez les Gabonais », « Bravo » ou « Tropicale ». Mais ce qui revient le plus souvent c'est : « Des T-shirts! » Les sponsors et les organisateurs en distribuent des milliers pendant la semaine de course, au grand bonheur des spectateurs dont la plupart vivent dans la pauvreté, souvent sans électricité.
A Awoua, village départ de la course, des enfants tapent sur une roue en fer dont les appels servent habituellement à rassembler les habitants de ce petit hameau près du Mont Koum, une grande saillie de pierre noire au milieu de la forêt.
Urma, 8 ans, et Ryan, 10 ans, n'ont jamais fait de vélo de leur vie. Brandon, 12 ans, lui est monté « plein de fois » sur une bicyclette dans une exploitation agricole à plusieurs dizaines de kilomètres de là. « On veut essayer la course, qu'on me prête un vélo », dit-il, sûr de pouvoir tenir la cadence des quatre équipes professionnelles européennes et des douze équipes africaines, souvent des sélections nationales.
Une partie des cyclistes se préparent dans les salles de classe de l'école communale avec ses bancs et pupitres en bois. « C'est une bonne chose que la course parte de chez nous », estime Peguy Ada Mboulou, élève de 1ère qui vit à Bitam (une ville à 30 km de là) mais est revenue au village pour la course. « Ça fait parler d'Aouwa. C'est un honneur ».
Sur la route, à Konoville-les-deux-églises, petit village du nord du Gabon, Samuel Etoh attend les cyclistes assis sur sa brouette contenant une machette maintes et maintes fois aiguisée. Il est loin de gagner le salaire de son homonyme footballeur: son travail sur le champ de cacao lui rapporte « 150.000 francs CFA par an » (225 euros). « Ça ne suffit pas pour vivre alors je pêche et je chasse aussi. Quand il y a beaucoup de poisson ou de gibier, je le vends. Quand il y en a peu, je le mange », dit-il. Il regarde passer les cyclistes avec le sourire avant de repartir avec sa brouette.
« Les Gabonais mangent trop ! »
A Oyem, capitale du nord, des milliers de jeunes en uniformes colorés -les autorités ont donné la journée aux scolaires pour la course- acclament les coureurs et les spectacles d'avant-course (jeux et danses sur le podium) tandis que des motards de la gendarmerie font des acrobaties.
On rit de bon cœur quitte à se moquer: « Allez, ajoute un peu le Cam » (« Fais un effort le Camerounais »), lance un jeune, hilare, à un retardataire. « Les Whites (blancs) gagnent toujours », analyse un autre, s'attirant des éclats de rire alors que certains ne comprennent pas la différence de niveau entre les professionnels européens entraînés et certaines équipes africaines sans grande expérience et sans moyens: «Les Gaboma-là (Gabonais) mangent trop!»
La plupart des spectateurs ne connaissent rien à la compétition et ne connaissent pas le nom du leader de la course Luis Leon Sanchez mais apprécient le spectacle gratuit. Partout, les podiums départs et arrivées attirent les foules.
A Ndjole, ils sont plusieurs centaines à assister à la signature des coureurs. Il y a notamment les 375 enfants de primaire du Foyer protestant. « On emmène les enfants. Ils voient les cyclistes. Ca fait une sortie. On en discutera en classe après », explique Marceline Essene, qui voit la course pour la première fois.
Son collègue Gatien Nzoughé a déjà l'expérience de trois tropicales: « C'est un bonne chose. Ça ouvre un peu les yeux des enfants. Ils voient quelque chose de nouveau. Au retour, ils posent plein de questions... »
Une des questions qui revient le plus souvent c'est : « Pourquoi il y a autant de Blancs! » sourit M. Nzoughé. Des jeunes filles rigolent en découvrant la tenue des cyclistes et leurs drôles de chaussures. « Ridicules! », « bizarres! », gloussent-elles.
Aurele Obiang, élève de 3e, souligne les performances des coureurs: « J'ai déjà fait du vélo. Le mien s'est gaspillé (cassé). Courir comme ils font, c'est difficile. C'est trop dur. Moi je ne pourrais pas ».
Le peloton quitte Ndjole en passant devant un panneau « Réparations pistolet, calibres 12, tronçonneuse » et file vers Lambaréné, rendue célèbre par le docteur Albert Schweitzer, prix Nobel de la Paix 1952.
A l'arrivée, il fait une chaleur incroyable sur les bords de l'Ogooué. La sono à fond diffuse l'hymne de la Tropicale:
Voilà les cyclistes
Qui se donnent de tout cœur
Du fond de l’Afrique
Tout près de l’Equateur
Dans un décor magique
Ils avancent tous en chœur
Tropicale Amissa Bongo
Tropicale l'Afrique à Vélo
::video YouTube id='7jq0FKHjgVg' width='768' height='432'::Tout le monde dégouline de sueur. Les cyclistes cherchent de l'ombre sur le podium tandis qu'on prépare la cérémonie protocolaire en plein soleil. La belle Darnelle, chargée de remettre les maillots, s'essuie discrètement mais constamment le visage et le corps pour présenter à chacune de ses montées sur le podium un visage et une robe immaculés alors qu'officiels et sponsors ont les chemises trempées...
« C'est la première fois que je transpire du genou », plaisante un journaliste tandis que les employés de l'Amissa déplacent des panneaux de bois aux noms des sponsors.
« Aujourd'hui, on bat les Blancs ! »
Le lendemain, départ de l'hôpital Schweitzer, où il existe un musée en honneur du docteur Schweitzer. On y découvre la chambre du pasteur, son orgue, des lettres qu'il a écrites ou reçues, notamment d'Albert Einstein. Dehors, près de sa tombe, une petite ménagerie avec des antilopes mais surtout un pélican. Le célèbre docteur avait un pélican qui le suivait régulièrement et a même écrit un livre pour enfants nommé Histoire de mon pélican. Sur une cloche: sa citation qui fonde sa philosophie: « respect pour la vie ».
Près de la ligne, Bianca apostrophe Bernard Hinault. « Aujourd'hui, on bat les Blancs. Gabon devant! ». Elle a raison. Quelques heures plus tard à Mouila, c'est non pas un Gabonais mais un Erythréen, Frekalsi Debesay, qui s'impose à quelques mètres du cinéma abandonné « Le Bantou ». Sur un camion devant un magasin d'un sponsor, un jeune garçon de moins de 10 ans danse le « casser-dos » avec brio, arrachant des hurlements de plaisir de la foule. Il remporte quelques T-shirts et des casquettes.
Cinquième étape, Lambarené-Kango. Comme partout, les villageois posent sur le bord de la route, bananes, avocats, piments, bois de chauffe que les automobilistes peuvent acheter pour une bouchée de pain. Sans oublier le célèbre vin de palme (qu'on récolte en faisant suinter les palmiers morts) qui coule à flots pour ce jour de fête qu'est la course.
Ils accrochent aussi à des branches, le gibier dont sont friands les Gabonais. En passant avant les coureurs, on peut voir: singes, agutis, touraco (oiseau), pythons, antilopes ou tortue... Leur commerce est normalement interdit.
Gagner grâce au « bois bandé »
A Bifoun, il y a une spécialité : « Le bois bandé ». Des bouts de bois amers qui macèrent dans de l'eau. C'est le « viagra gabonais »!
« T’as des problèmes avec Madame? Avec ça plus de problèmes. Si tu prends, oulalala! C'est bon aussi pour le dos, pour les jambes. Les cyclistes, ils prennent ça, ils gagnent la Tropicale. Regardez-moi, j'en prends tous les jours et je fais du sport. J'ai 90 ans et je ne les fais pas », bonimente son sympathique vendeur, qui ment comme un arracheur de dents et doit avoir 60 ans à peine.
Après avoir croisé des missionnaires « pères blancs », des femmes en tenues traditionnelles et même des « sorciers » aux visages grimés de blanc et de rouge, la Tropicale arrive à Kango. Avant le transfert le plus compliqué vers Port-Gentil.
« C'est incroyable d'avoir une aussi grosse course ici », commente le Sud-Africain John-Lee Augustyn, un des coureurs à avoir déjà participé au Tour de France.
La Tropicale Amissa Bongo, qui porte le nom d'une des filles, décédée à un jeune âge, du président gabonais défunt Omar Bongo, n'existe en effet que grâce à la volonté politique du Gabon qui finance directement et indirectement un budget non-dévoilé.
L'organisation est un véritable casse-tête à travers un pays grand comme la moitié de la France mais où vivent moins de 1,5 million d'habitants. L'infrastructure routière est faible et oblige les organisateurs à des transferts aériens ou routiers fréquents.
L'avant-veille des étapes, des équipes de bitumage posent des pansements sur les trous dans des routes qui ont été inspectées plusieurs fois pendant les mois précédant la course pour s'assurer de leur sécurité. La Tropicale emprunte d'ailleurs régulièrement les nouveaux tronçons de route construits, faisant dire à de nombreux Gabonais: « L'Amissa Bongo, ça sert à construire et rénover les routes ».
Cette année, la caravane est composée de 100 voitures, 10 camions, 600 personnes, un hélicoptère, une dizaine de motos et des tonnes de matériel...
« C'est une mécanique complexe mais pas plus complexe que sur d'autres grands événements itinérants », explique Benjamin Burlot, un des organisateurs. « La difficulté, c'est d'avoir le personnel et le matériel au bon moment au bon endroit! Ça demande énormément de coordination et de suivi ».
« Sur une course de sept jours on ne peut pas avoir une journée de repos. C'est pas cohérent sportivement donc il faut une étape par jour pendant sept jours. La configuration des villes hôtes fait qu'on a des transferts réguliers chaque jour », conclut-il.
Une étape peut commencer à 8h30 le matin pour pouvoir assurer un transfert de 300 kilomètres par la route l'après-midi.
« On sait qu'on est en Afrique. Il faut être compréhensif. Tout le monde fait de son mieux », commente Steven De Neef, le manageur de l'équipe belge Wanty.
Cette année, la Tropicale est passée par cinq provinces et un a fait un crochet au Cameroun. Mais l'exploit logistique est le déplacement à Port-Gentil. La capitale pétrolière est située sur une presqu'île accessible uniquement en bateau ou en avion. Un bateau porte-conteneurs a été transformé en immense parking pour 60 voitures et tout le matériel. Il a effectué deux voyages de nuit pour que la caravane soit au complet le samedi à Port-Gentil et le dimanche à Libreville.
Le déplacement compliqué pour les organisateurs en valait la chandelle. Il y a une foule impressionnante dans la partie du circuit qui passe par les quartiers populaires.
Espoirs africains
Dimanche, c'est le final à Libreville. Le suspense est entier pour la victoire finale. L'Erythréen Natnael Berhane qui court pour l'équipe française Europcar est revenu à quatre secondes de Sanchez au classement général. Dans le peloton et les suiveurs, beaucoup espèrent qu'il va refaire son retard pour devenir le premier Africain à remporter l'Amissa Bongo, et le premier africain subsaharien à remporter une course à étape du circuit pro.
Au podium à l’arrivée, les coureurs camerounais se font photographier aux côtés de Richard Virenque alors que les Erythréens de l'équipe nationale posent aux côtés de leurs compatriotes passés professionnels.
Les Erythréens du peloton. A gauche, Natnael Berhane (Europcar). Au milieu, Frekalsi Debesay (MTN, en noir). A gauche de Debesay: Meron Teshome. En blanc, le champion d'Afrique Tesfom Okubamariam. Tout à droite, Kindishih Debesay.
(AFP / Patrick Fort)
Au premier sprint, c'est le scénario idéal: Berhane reprend donc trois secondes de bonification à Sanchez. L'Espagnol tente de réagir mais son équipe est fatiguée. Et au troisième sprint, Berhane passe devant au classement général. Sanchez, qui n'a pas abdiqué, tente avec panache de se glisser sur le podium final de l'étape mais finit 4e derrière deux Belges et un Eythréen. C'est la plus mauvaise place.
Berhane remporte donc la course. Il est assailli de félicitations de ses coéquipiers français, d'autres coureurs Africains mais aussi d’Eugenio Goikoetxea, le manager de Sanchez, qui se montre fair-play malgré la désillusion.
Un homme pleure de joie et d'émotion. C'est Jean-René Bernaudeau, le manager d'Europcar, qui a découvert Berhane en 2011 et l'a engagé: « C'est une satisfaction personnelle dans un milieu difficile, ingrat. C'est l'occasion de prendre beaucoup de plaisir. Ce que je vis aujourd'hui, aucun manageur ne peut le vivre. Ca ne s'achète pas ».
« On croit en un talent. On ne regarde pas sa couleur. On l'intègre dans une équipe structurée. On sait qu'il a du talent et on l'amène. Aujourd'hui il se retrouve leader d'une équipe World Tour, c'est un Africain. Alors vous comprenez l'émotion», poursuit-il.
Neuf ans après sa création, la Tropicale Amissa Bongo, plus grande course d'Afrique, a enfin un vainqueur africain.
Patrick Fort est journaliste au service des sports de l'AFP, après avoir dirigé le bureau de l'AFP à Libreville de 2009 à 2013.