« Laissez ces pierres tranquilles ! »
ALICE SPRINGS (Australie), 21 janv. 2014 – Au fin fond de l’ « Outback » australien, assommée par un soleil infernal, j’entends une voix qui s’adresse poliment à moi: « vous ne pouvez pas prendre des photos de cet arbre. C’est un site sacré ».
Quoi ? Le bel eucalyptus argenté qui se dresse au beau milieu de l’endroit où nous sommes sur le point de réaliser une interview ? Oui, me répond patiemment mon interlocuteur. Il ajoute qu’autour de nous se trouvent plusieurs autres sites extrêmement importants pour les Aborigènes des environs, et que nous devons également les éviter.
Voilà le genre de commentaire que mes collègues et moi entendons sans arrêt pendant notre séjour à Alice Springs, dans le centre de l’Australie, où nous sommes venus couvrir le festival culturel indigène Mbantua, en faisant un détour par l’impressionnant monolithe rouge Uluru, alias Ayers Rock. Arbres géants, arbustes chétifs, mares, tas de cailloux : ce que le voyageur lambda prend pour de simples éléments du paysage désertique sont en fait des sites sacrés, dont l’histoire remonte à la nuit des temps et dont la signification est profonde pour le peuple qui habite cette terre depuis 50.000 ans.
Au festival Mbantua, certains sites sacrés sont clôturés pour être rendus inaccessibles. Mais d’autres, comme les imposants gommiers des rivières, une espèce d’eucalyptus, font intégralement partie de la toile de fond de ce festival, lequel comprenait des concerts et des pièces de théâtre en plein air et des danses traditionnelles.
Il y a bien sûr l’Uluru, l’immense monolithe en grès qui surgit du sable du désert pour se dresser à 348 mètres de haut. C’est le plus célèbre des sites sacrés aborigènes. Ses propriétaires, les Anangu, le vénèrent depuis des milliers d’années.
Le côté surnaturel d'un rocher géant
Toute ma vie j’ai vu des images de l’Uluru, mais rien ne me préparait à le voir de mes propres yeux pour la première fois. Il est déjà impressionnant quand on l’aperçoit pour la première fois, à des kilomètres de distance. Une fois qu’on est près, il continue de surprendre. Dans ses fissures et ses crevasses poussent des figuiers, et on y trouve aussi de petits étangs formés par la pluie.
Ce n’est qu’en voyant l’Uluru pour de vrai qu’on saisit tout le côté surnaturel de ce rocher géant. Pourquoi a-t-il surgi ici, au beau milieu du désert, et pratiquement au centre géographique exact du continent australien ? Pendant des siècles, les Anangu ont été les seuls à pouvoir s’interroger sur la magie de leur roche sacrée. De nos jours, des milliers de touristes du monde entier viennent admirer l’Uluru, classé au patrimoine mondial.
Mais selon les gardes du parc national, qui gèrent le site en collaboration avec ses propriétaires aborigènes, photographier ou filmer l’Uluru reste une question sensible. Certains lieux ne sont accessibles qu’à de petits groupes d’initiés. Les médias qui visitent le parc reçoivent des instructions écrites, complétées par une carte sur laquelle figurent les endroits à ne pas prendre en photo, filmer ou même dessiner. Et même cette carte ne fournit pas tous les éléments. Certains lieux interdits ne peuvent pas être identifiés, ni même évoqués.
La face nord-est du rocher, par exemple, ne peut en général pas être photographiée en raison de nombreux sites sacrés qui se trouvent dessus. D’après les instructions, une photo n’est possible que si une ombre, un buisson ou encore une dune masquent les zones les plus sensibles.
L’administration des parcs nationaux soutient les exigences des Anangu. Ces derniers demandent aussi aux visiteurs de s’abstenir d’escalader l’Uluru et de se contenter de se promener le long de sa base. Les médias sont priés de ne diffuser aucune image de gens grimpant sur le rocher.
Nous sommes loin de la situation des décennies passées, lorsqu’Australiens et touristes escaladaient allègrement l’Uluru sans se poser de questions, gravissant les pentes les plus escarpées en s’accrochant à une chaîne plantée à même la roche sacrée. De nos jours, peu de gens bravent l’interdiction, matérialisée par des panneaux rappelant aux visiteurs qu’ils se trouvent dans un lieu sacré. Le respect des valeurs et de la culture aborigènes semble faire son chemin parmi les touristes.
De lourds antécédents de mauvais traitements
Depuis la colonisation par les Européens en 1788, l’Australie a un lourd passif de mauvais traitements à l’égard des Aborigènes. Jusqu’en 1967, ces derniers n’étaient même pas comptés dans le recensement national. Les Aborigènes et les insulaires du détroit de Torres ont longtemps été victimes de colons qui leur ont volé leurs terres, les ont arraché à leurs enfants et ont nié leurs traditions et leur culture. Encore aujourd’hui, ils restent une population défavorisée. Leur taux de mortalité infantile est beaucoup plus élevé que la moyenne australienne, et leur espérance de vie beaucoup plus courte. Malgré tout, quand on visite l’Uluru, on se rend compte que quelques progrès ont été faits pour mieux éduquer les gens au respect de la culture indigène.
Au cours de notre visite, nous sommes accompagnés par une attachée de presse du parc national Uluru-Kata Tjuta qui vérifie en permanence que nos photos ne violent aucun interdit, et qui nous indique ce qu’il est possible de filmer et ce qui ne l’est pas. Tout en nous suivant, elle est abordée par des touristes. Ceux-ci, contrairement aux journalistes, n’ont pas besoin d’un permis spécial pour prendre des photos à condition que leurs images restent d’usage personnel, mais certains restent soucieux de se conformer aux règles.
Un homme qui vient de Sydney s’inquiète. Aurait-il photographié un site sacré par inadvertance? Il s’approche de notre guide avec son appareil photo et lui demande son avis. Il explique qu’il ne veut pas faire quelque chose de mal. Si seulement tout le monde pouvait faire comme lui…
Eviter de photographier des sites sacrés n’est pas le seul tabou auxquels nous, journalistes, sommes confrontés dans la couverture de l’actualité aborigène en Australie. Le plus difficile, c’est quand un Aborigène célèbre meurt. Les Aborigènes ont pour coutume d’honorer leurs défunts en évitant de prononcer son nom ou de regarder des photos de lui, pendant un temps considérable. En général, les médias australiens respectent cette tradition mais des aménagements sont possibles. Ainsi, quand le chanteur du groupe emblématique Yothu Yindi est décédé, l’an dernier, sa famille a autorisé la presse à publier quelques images de lui à condition de ne le citer que par son prénom.
Le festival aborigène Mbantua d'Alice Springs, dans le centre de l'Australie (si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.
Madeleine Coorey est journaliste au bureau de l'AFP à Sydney.