En ligne avec la guerre en Syrie
BEYROUTH, 16 déc. 2013 – « Tu ne devineras jamais ce que je viens de filmer ! Des avions qui étaient en train de nous bombarder ! Je les ai filmés tout en courant !»
Nous sommes durant l’été 2013. Depuis mon bureau, à Beyrouth, je discute sur internet avec Fajr, un jeune homme de la province d’Alep, dans le nord de la Syrie. Quelques jours plus tard, Fajr allait être tué dans un nouveau raid aérien. Il avait 18 ans. Ce n’est qu’après sa mort que j’apprendrai son véritable prénom, quand je trouverai sur Facebook des photos de son enterrement publiées par ses amis. Avant de périr, Fajr m’a mis en contact avec tout un réseau d’activistes opérant dans sa région. Peut-être a-t-il eu un pressentiment…
Un vendredi soir, mon téléphone portable sonne alors que je suis en train de marcher dans la rue Hamra, une des plus animées de Beyrouth. C’est le père de Fajr, qui travaille comme volontaire dans un hôpital de Kilis, en Turquie. « Je serai fier de Fajr pour l’éternité », me dit-il. « Son rêve était de saisir une caméra et de dire la vérité au monde. Et ce rêve, il l’a réalisé ».
Un « rêve » que des milliers de jeunes syriens partagent et réalisent, chaque jour, depuis le début de la révolte contre le présidant Bachar al-Assad en mars 2011. La jeunesse, imprégnée de technologie et de culture internet, a joué un rôle fondamental dans le soulèvement. Et c’est en grande partie grâce à ces jeunes « connectés » que le monde extérieur, depuis bientôt trois ans, peut se tenir au courant de la tragédie qui se déroule en Syrie.
Au début, l’anonymat était de mise dans les rapports entre les activistes et les journalistes, par crainte de représailles. Mais les choses ont beaucoup changé. Ceux qui vivent dans les régions contrôlées par le régime continuent à utiliser des pseudonymes mais dans les zones rebelles, ils sont nombreux à utiliser leur vrai nom, et même à publier ouvertement leurs images sur leur page Facebook.
Une guerre que l'on ne peut plus voir avec ses propres yeux
Depuis Beyrouth, j’ai noué des relations virtuelles mais de confiance avec des dizaines de militants à travers la Syrie, de Damas jusqu’aux villages les plus reculés dans les provinces d’Alep ou de Hama. Pour un journaliste étranger, travailler librement est devenu pratiquement impossible en Syrie. Les risques de se faire tuer ou enlever sont énormes, et les restrictions imposées à la presse sont draconiennes quel que soit le camp. Il faut donc chercher des alternatives aux reportages sur le terrain. Internet joue un rôle crucial pour la couverture de la guerre en Syrie, une guerre que l’on ne peut plus voir avec ses propres yeux.
Même sans jamais avoir réellement rencontré mes interlocuteurs, mes échanges avec eux sont souvent émouvants. Certains expriment leur tristesse de voir leur insurrection se transformer en guerre civile. D’autres, y compris les islamistes radicaux, partagent avec moi leurs espoirs, leurs craintes, voire même leurs goûts musicaux. Parfois, les interviews prennent un tour comique.
Un soir, tard, j’ai un rendez-vous en ligne avec une source rebelle de confiance pour lui demander des informations sur les combats dans sa province. Tout à coup, c’est sa mère qui se met à parler. « Je voulais juste vous dire : que Dieu vous garde ! Et l’épouse de mon fils vous passe le bonjour ! » me lance-t-elle sur un ton aigre. Entendre son fils dialoguer avec une femme journaliste inconnue n’a pas eu l’air de lui plaire !
Enterrements de nuit après l'attaque chimique
Beaucoup a été dit sur les défauts du journalisme en ligne. Evidemment, il ne remplacera jamais le journalisme de terrain. Mais avec le temps, j’ai appris qu’il n’est jamais impossible de vérifier une information sur internet.
Grâce à « Abou Ghazi », un expert en sécurité informatique de la province de Hama, je me tiens au courant en permanence de l’évolution de la situation dans cette région. Ce même « Abou Ghazi » organise pour moi des discussions à trois ou à quatre, sur internet, avec d’autres dissidents, y compris des islamistes. De Daraya, « Abou Kinan » m’a expliqué bien des aspects de la vie pendant le siège. Et « Abou Ahmad », à Moadamiyet al-Sham, m’a raconté comment ses voisins enterraient leurs morts la nuit après une attaque chimique contre la banlieue de Damas en août. « Abou Adel » aussi m’a parlé de ces attaques, les yeux encore brûlants à cause du poison déversé sur sa ville.
Il existe des codes non écrits pour ces échanges virtuels. Les premières conversations sont généralement courtes et polies. Puis, les informations sur les bombardements et les manifestations commencent à déferler par mail ou sur Skype, la plupart du temps avec le mot « uuuurgent ! » dans le titre du message. Mais, comme me l’a dit « Abou Ghazi », la guerre en Syrie n’est en aucun cas « une révolution de petits anges ». L’opposition syrienne est déchirée par des luttes de pouvoir et d’argent, et cela se reflète aussi sur internet.
Certains des « journalistes citoyens » qui informent la presse étrangère ont réussi à préserver leur indépendance. Mais d’autres, qui dépendent des brigades rebelles pour leur accès à internet par satellite, doivent négocier un difficile équilibre entre information et propagande.
« J’occupe un espace que d’autres devraient occuper »
« Yazan », qui vit dans un quartier rebelle de Homs assiégé par l’armée, ne peut se connecter que la nuit. C’est alors qu’il me raconte comment la nourriture vient à manquer, ou comment le siège de la vieille ville, qui dure depuis des mois, épuise les nerfs de tout le monde. « Je ne suis pas un professionnel », dit-il. « J’occupe un espace que d’autres devraient occuper, sauf qu’ils ne sont pas là ».
Quand l’AFP a cherché à écrire une dépêche sur les enfants pendant la guerre, « Abou Bilal » a rassemblé cinq gamins du voisinage devant sa webcam. « Parlez à Tata, elle veut vous dire bonjour ! » a-t-il dit, le plus petit des enfants sur ses genoux. D’autres, à travers la Syrie, sont en passe de devenir de vrais journalistes professionnels, sérieux et bien connectés.
La guerre se joue bien entendu aussi sur le web. Depuis le début du conflit, des comptes mail, Twitter et Skype de l’AFP ont été piratés à plusieurs reprises. Et ceux qui osent communiquer avec les journalistes étrangers risquent gros. Certains des activistes avec lesquels nous et d’autres médias étions en contact se sont fait prendre, aussi bien par les forces gouvernementales que par les djihadistes.
Mais d’autres passent au travers de la terreur, et nous sommes toujours en contact.
Serene Assir est journaliste au bureau de l'AFP à Beyrouth.