Les funérailles interdites de Mandela
QUNU (Afrique du Sud), 17 déc. 2013 – Bien avant le décès de Nelson Mandela, il était clair que ses funérailles à Qunu réuniraient, à coup sûr, tous les ingrédients du parfait cauchemar de journaliste. Un : ce serait un événement qui soulèverait une émotion considérable et dont toute la planète attendrait les images avec ferveur. Deux : l’enterrement se déroulerait en rase campagne, avec tous les problèmes logistiques que cela suppose. Trois : les reporters déferleraient du monde entier et se livreraient à une concurrence sans pitié. Et quatre : les autorités locales auraient d’autres priorités que de nous faciliter la tâche…
Nelson Mandela avait émis le vœu d’être inhumé dans la terre de ses ancêtres, à Qunu, un village de la province du Cap-Oriental. Certains médias, parmi les plus puissants du monde, avaient eu l’idée de louer des maisons des mois avant la mort du héros de la lutte anti-apartheid. Quelques uns avaient même carrément acheté des terrains à Qunu, à prix d'or. Le but étant de disposer d’un point de chute permanent à côté de ce qui serait la dernière demeure de l’ancien président, afin de pouvoir mieux travailler le jour de son enterrement. Précautions bien inutiles, comme nous allons le voir…
Je suis venu à Qunu pour la première fois en juin 2013, quand Mandela a été hospitalisé d’urgence, que tout le monde a cru à sa mort imminente et que les envoyés spéciaux ont massivement débarqué, pour rien, en Afrique du Sud. J’ai effectué des repérages dans le village, trouvé une grande maison au milieu de la cambrousse, suffisamment équipée et alimentée en électricité pour y accueillir une équipe multimédia pendant plusieurs jours. J'ai passé un accord avec les propriétaires pour louer leur bien à partir de l'annonce officielle des funérailles.
Lorsque survient le décès de Mandela, le 5 décembre, je reviens toutes affaires cessantes en Afrique du Sud depuis Nairobi, où je suis basé. Quelques jours plus tard je suis de nouveau à Qunu.
Mais il s’avère très vite que la communication entre la presse et le gouvernement sud-africain est mauvaise. Dans l’idéal, quand une personnalité de cette envergure disparaît, les autorités du pays s’efforcent d’organiser les choses, de canaliser les reporters afin que tout le monde puisse travailler dans le bon ordre lors des funérailles nationales. A Qunu, la confusion règne. Les autorités ont distribué des accréditations en nous assurant qu’elles nous permettraient d’accéder au village. Mais quand nous arrivons, trois jours avant l’enterrement, rien à faire: la police refuse de nous laisser passer.
Nous découvrons que les forces de l’ordre ont établi un « périmètre d’exclusion » de deux kilomètres autour de la future sépulture de Mandela. Aucun journaliste n’est autorisé à y circuler. Je n’ai toujours pas compris la raison d’une telle mesure. Cela ne correspond à aucun souhait de la famille. Celle-ci a seulement exigé que la presse soit absente lors de l’inhumation proprement dite, vœu qui sera respecté. Un « pool » de journalistes accrédités pourra même suivre la cérémonie funéraire, sous une grande tente blanche, en présence de 4.500 invités et retransmise par la télévision sud-africaine. Alors, pourquoi nous empêcher d'aller à Qunu ?
En tout cas, pour nous, c’est inacceptable. Nous sommes quatre dans cette expédition. Je suis avec la reporter vidéo Nichole Sobecki, qui travaille avec moi à Nairobi, avec le photographe Pedro Ugarte, que je connais bien également, et avec le journaliste texte Jan Hennop. Nous prenons la décision de forcer le blocus. Nous finissons par découvrir un chemin secret, miraculeusement non surveillé par la police, qui nous mène jusqu’à notre maison. Ouf, nous voici à l’intérieur de la zone d’exclusion.
Le tout, maintenant, c’est d’y rester…
Autre problème : comment faire venir jusqu’à nous notre « arme secrète » ? Avant les funérailles, j’ai loué un « cherry picker », une plateforme élévatrice hydraulique qui, le jour J, nous propulsera à dix-huit mètres de hauteur et nous permettra de prendre de belles images en plongée. Réussir à faire entrer un tel monstre à l’intérieur de la zone d’exclusion sans nous faire repérer ne va pas être une mince affaire…
Heureusement, le livreur ne sait pas que l’engin est destiné à des journalistes. Il est persuadé –et nous n’y sommes pour rien– qu’il a été commandé par quelqu’un de la famille Mandela ! Non seulement les policiers le laissent passer, mais il sera même escorté par des motards sur une partie du chemin.
Le déchirement de passer 3 jours cachés à ne rien faire
Nous ne sommes pas tirés d’affaire pour autant. La police et l’armée quadrillent le secteur. Il est prudent d’éviter de sortir de la maison. Nous passons ces trois jours d’attente à peaufiner nos plans, à essayer de prévoir tout ce qui pourrait arriver le jour des funérailles. Nous avons apporté suffisamment de provisions pour tenir le coup sans devoir nous ravitailler à l’extérieur. En fait, nous ne faisons pas grand-chose, à part discuter entre nous et faire la cuisine.
Ces trois jours d’attente sont aussi, pour nous, un véritable déchirement : nous sommes là, planqués à ne rien faire, pendant qu’à Johannesburg nos collègues prennent des centaines de photos extrêmement fortes. Même à Qunu, les occasions de saisir de magnifiques images ne manquent pas. Mais hors de question de mettre le nez dehors avec nos appareils : si la police nous voit, nous sommes bons pour rejoindre la foule de nos confrères refoulés qui piaffent de rage de l’autre côté la ligne de démarcation…
Le samedi 14 décembre, veille de l’enterrement, le cercueil de Mandela arrive dans la maison familiale. C’est le moment d’étrenner notre plateforme élévatrice. Nicole Sobecki et moi prenons place dans la nacelle qui s’élève vertigineusement vers le ciel…
Mais un événement imprévu survient, sous la forme d’un hélicoptère de combat de l'armée sud-africaine avec, à son bord, des tireurs d’élite... L’appareil se précipite vers nous en vrombissant. Il s’approche si près que notre élévateur vibre violemment. Le vacarme est assourdissant. Heureusement, nous ne sommes pas pris pour cibles par les fusils à lunette. Les tireurs s’aperçoivent que nous ne sommes pas armés, et l’hélicoptère repart.
Nous ne serons pas inquiétés à la suite de cet incident. J’ai l’impression que la police, en bouclant le secteur, cherche surtout à éviter de se faire dépasser par un trop grand nombre de reporters. Mais les malins qui, comme nous, ont réussi à passer entre les mailles du filet sont finalement tolérés. Quelques confrères, notamment de la chaîne Al-Jazeera, ont eux aussi réussi à gagner Qunu et à s'y cacher jusqu’aux funérailles. Mais tous les grands « networks » et les autres agences internationales, qui ont parfois déboursé des fortunes pour acheter une maison dans le village, seront maintenus à l'écart jusqu’au bout.
Le jour des funérailles, nous renonçons à utiliser à nouveau notre élévateur. La route que nous avions empruntée la veille pour le déployer est complètement embouteillée par les véhicules de police. C’est simplement depuis un talus que nous prenons des photos et filmons ce que nous voyons.
Le cercueil de l’ancien président, recouvert du drapeau sud-africain, est transporté sur un châssis de canon jusqu’à la tente où doit avoir lieu la cérémonie funéraire. Une escorte militaire le suit au pas. La lumière du matin inonde la verte plaine de Qunu. Nous sommes pratiquement les seuls à pouvoir capturer ce magnifique instant. Nous avons atteint notre but : les médias du monde entier reprendront nos images pour illustrer ce dernier adieu, paisible et solennel, à un des plus grands hommes de l’histoire.
La vidéo de Nichole Sobecki sur le passage du convoi funèbre de Mandela à Qunu. Si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.
Carl de Souza est reporter photographe au bureau de l'AFP à Nairobi.