« Gang bang » chez les rois du pétrole
VIENNE, 9 déc. 2013 – Un « gang bang », dans le langage courant, c’est une forme violente de sexualité de groupe. Mais pour nous, journalistes chargés de couvrir les réunions de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, ce terme a une signification toute autre. Moins salace, certes, mais pas forcément moins brutale…
Nous désignons par « gang bang » le bref instant de frénésie, de chacun pour soi et d’oubli total de toute règle de civilité au cours duquel une meute de reporters en furie est lâchée sur les ministres du pétrole de l’OPEP. Cela se passe deux fois par an, pendant la conférence biannuelle de ces derniers à Vienne. C’est pendant ces réunions qu’ils décident combien d’or noir le cartel est prêt à produire pour satisfaire le marché mondial, tout en maintenant les prix suffisamment élevés pour que les Etats membres continuent à s'enrichir.
J’ai couvert ma première conférence ministérielle de l’OPEP en mars 2007. Avant mon baptême du feu, une collègue rompue à ce genre d’épreuve m’avait envoyé un email de recommandations interminable, qui comportait au moins une vingtaine de points à ne pas oublier. C’était à la fois amusant et très intimidant. Je résume :
Jour J-5 : Appeler le service de presse de l’OPEP pour savoir à quelle heure arrivent les ministres et à quels hôtels ils descendent.
Jour J-2 : Prendre position dans le hall de l’hôtel. Bondir sur les ministres dès leur arrivée.
Jour J-1 : Jogging avec le ministre saoudien. Bondir sur d’autres ministres. Surveiller les étages du haut de l’hôtel au cas où des réunions secrètes s’y dérouleraient. Ne jamais perdre les autres agences de vue.
Jour J : Gang bang.
Malgré tous ces conseils, j’étais loin d’être préparée à ce qui m’attendait.
Les ministres du pétrole ne viennent pas à Vienne uniquement pour assister à la réunion. Ils débarquent en ville avec un ou deux jours d’avance, prennent leurs quartiers dans différents hôtels de luxe et se promènent un peu partout dans leurs limousines. Alors commence un jeu du chat et de la souris avec les reporters assoiffés d’infos.
Les douze pays membres de l’OPEP (Algérie, Angola, Arabie Saoudite, Emirats arabes unis, Equateur, Irak, Iran, Koweït, Libye, Nigeria, Qatar, Venezuela) produisent environ 35% du pétrole brut mondial. Chaque mot s’échappant de la bouche d’un de leurs ministres peut affoler le marché, faire bondir ou chuter les cours, mettre à genoux l’économie mondiale. C’est la raison pour laquelle les agences de presse envoient des bataillons de journalistes depuis Londres, Singapour ou Dubaï pour suivre leurs réunions sans rien laisser au hasard. Généralement, l’AFP dépêche sur place trois ou quatre personnes depuis Paris ou Londres pour couvrir la rencontre en français, en anglais et en espagnol. Quant à moi, je leur prête main-forte depuis le bureau de Vienne, où je suis basée.
Le ministre irakien du pétrole, Abdul Kareem Luaibi Bahedh, pendant la réunion de l'OPEP à Vienne le 4 décembre 2013.
A l'arrière plan (en blouse blanche), l'auteur de ce billet, Sim Sim Wissgott (AFP / Alexander Klein)
A partir du moment où les ministres posent pied dans la capitale autrichienne, ils sont survolés en permanence par une nuée de rapaces. Nous surveillons les ascenseurs, les parkings souterrains, les sorties des centres commerciaux, tous ces endroits par lesquels ils pourraient être tentés de s’échapper sans nous parler. Couvrir l’OPEP, c’est connaître sur le bout des ongles toutes les sorties de tous les hôtels.
Une meute de chiens sauvages assoiffée de sang
C’est aussi en couvrant l’OPEP qu’on réalise, vraiment, à quel point les journalistes peuvent se transformer en quelques secondes en une meute de chiens sauvages et assoiffés de sang. Dès qu’un ministre pointe le bout de son nez, plus personne n’est en sécurité.
J’ai vu, une fois, un malheureux touriste, venu réclamer sa note d’hôtel au mauvais moment, se faire littéralement crucifier contre le comptoir de la réception pendant qu’un quelconque ministre du pétrole, ses gardes du corps et une douzaine de reporters déboulaient dans le hall comme des barbares en reversant tout sur leur passage, y compris la valise du touriste en question. Je ne compte plus les fois où, dans ces circonstances, j’ai été à moitié assommée par un coin de caméra. Et je reste marquée par le souvenir d’un groupe de journalistes surexcités s’engouffrant tous à la fois dans une porte tournante aux trousses du ministre saoudien Ali al-Naimi. Bien sûr, tout le monde est resté coincé.
Se retrouver au milieu de tout cela n’a rien de drôle. Mais il suffit de prendre un peu de recul et d’observer la scène qui se déroule sous vos yeux pour que tout à coup, elle devienne hilarante.
Naimi, par exemple, est un homme de petite taille. Quand il est entouré de ses gardes du corps taillés comme des rondins, il devient pratiquement invisible. Ajoutez la dizaine de reporters sur ses talons, et vous ne verrez plus qu’une espèce d’essaim d’abeilles qui se déplace en vrombissant depuis une limousine jusqu’à un hall d’hôtel, ou vice-versa.
L’Arabie saoudite est le plus gros producteur de l’OPEP. Tout ce que dit Naimi revêt donc une importance particulière. Et comme il faut que ses paroles soient transmises le plus vite possible aux marchés, les reporters financiers ne se contentent pas d’enregistrer ses propos. Pendant que le ministre parle, ils sont collés à leurs téléphones portables et répètent tout ce qu’il dit comme des perroquets à l’intention de leurs éditeurs situés à Londres ou ailleurs, afin qu’une « alerte » soit envoyée sur les fils avant même que Naimi n’ait atteint l’ascenseur. Il en résulte une sorte d’écho surréaliste. « Satisfait des prix », dit le ministre. « Il dit qu’il est satisfait des prix », répète un reporter. « Naimi dit qu’il est satisfait des prix du pétrole », dit un autre au même moment. Et ainsi de suite.
Le ministre saoudien du pétrole Ali al-Naimi est pris d'assaut par les journalistes dans le hall de son hôtel, le 2 décembre 2013
(AFP / Alexander Klein)
Et le pire reste à venir.
Le jour J, les journalistes ont le droit de rester quinze minutes dans la salle avec les ministres avant le début de la conférence. C’est le « gang bang » proprement dit. Le moment qu’attendent avec anxiété tous les reporters, même ceux qui n’ont pas lâché lesdits ministres d’une semelle depuis trois jours. Personne ne sait qui a eu l’idée de baptiser cette séance d’un nom aussi explicite. Pour avoir une idée de ce qu’est un « gang bang » façon OPEP, imaginez une mêlée pendant un match de rugby. Il n’existe pas d’image plus proche.
Un journaliste dans l'escalier à quatre pattes, comme un enragé
Cela commence par une course effrénée le long de deux volées de marches –un pistolet donnant le départ ne serait pas malvenu ici. Il faut ensuite se précipiter dans la salle de conférences et bondir sur un ministre. Encore...
J’ai entendu parler d’accidents qui ont fait des blessés pendant la course dans l’escalier. J’ai vu, une fois, un journaliste se casser la figure dans les marches et, dopé par l’adrénaline, reprendre son chemin à quatre pattes, comme un enragé. Chaussures à talons plats recommandées.
« Pour votre propre sécurité, nous vous demandons de ne pas courir dans l’escalier », conseille, en vain, l’OPEP aux reporters avant chaque réunion. Contrairement aux scènes de frénésie médiatique dans les halls d’hôtel, qui ne rassemblent tout au plus qu’une bonne douzaine de journalistes, le « gang bang » se pratique à plus de cent : des journalistes financiers, des cameramen, des analystes, tous prêts à en découdre pour extorquer un mot à un ministre du pétrole.
Pourtant, le plus probable, c’est que vous devrez quand même attendre la fin de la réunion pour savoir si celle-ci a vraiment débouché sur quelque chose de concret. Ce qui signifie que vous et vos confrères en serez quitte pour une ultime partie de chasse aux ministres, quand ces derniers quitteront le bâtiment, dans l’espoir de leur arracher quelques grognements laissant entendre, peut-être, que l’OPEP va augmenter sa production, la réduire ou la laisser inchangée.
Le 4 décembre, l’OPEP a décidé de maintenir son plafond de production à 30 millions de barils par jour. Le mandat de l’actuel secrétaire général de l’organisation, le Libyen Abdallah El-Badri, a été prolongé d’un an pour la deuxième fois d’affilée faute de consensus pour lui désigner un successeur. Des décisions largement attendues, avons-nous écrit tous en chœur, après avoir publié au cours des jours précédents des dizaines d’articles sur le sujet.
Bref, rien n’a changé.
Mais ce n’est pas grave : en juin, ça recommence !
Sim Sim Wissgott est journaliste au bureau de l'AFP à Vienne.