« Le » selfie
JOHANNESBURG, 11 déc. 2013 – Voici donc la photo, ma photo, qui a fait le tour du monde. Le « selfie » de trois leaders mondiaux qui, pendant le dernier hommage du peuple sud-africain à Nelson Mandela, se seraient amusés comme des gamins au lieu de prendre la mine endeuillée que les circonstances, selon les canons du monde occidental, exigeaient d’eux…
En général, sur ce blog, des photojournalistes racontent une image qu’ils ont prise eux-mêmes. Je me suis déjà livré à cet exercice, au Pakistan, ou encore en Inde, où je suis basé. Et voici que je me retrouve dans un stade de Soweto, à commenter une photo montrant des gens qui se prennent en photo. Sur internet, cette photo de gens qui se prennent en photo lors d’un événement invisible prend tout à coup plus d’importance que l’événement lui-même. Allez comprendre. Mais bon, allons-y…
Je suis donc arrivé en Afrique du Sud avec de nombreux autres journalistes de l’AFP pour couvrir les funérailles de Nelson Mandela. Nous sommes dans le stade de Soccer City à Soweto, sous une pluie battante. Je suis là depuis les premières heures du matin. Quand je prends cette image, la cérémonie funéraire a commencé depuis plus de deux heures. A la tribune, Barack Obama vient de qualifier Mandela de «géant de l’histoire qui a conduit une nation vers la justice». Après ce vibrant éloge, le premier président noir de l’histoire de l’Amérique a regagné sa place dans les gradins, à environ 150 mètres en face de là où je suis posté. D’autres délégations étrangères l’entourent. Je décide de suivre chacun de ses mouvements à l’aide de mon téléobjectif de 600 mm x 2.
Mais qui est cette dame ?
Barack Obama reprend donc sa place à côté de ses semblables venus de quatre coins de la planète. Parmi ces derniers se trouve le Premier ministre britannique David Cameron, ainsi qu’une femme que je n’arrive pas immédiatement à identifier. J'apprendrai, plus tard, qu’il s’agit de la Première ministre danoise Helle Thorning Schmidt, mais je ne connais pas le visage de tous les chefs de gouvernement du monde et je pense, sur le moment, qu’il s’agit d’une collaboratrice d'Obama.
Bref, tout à coup, cette dame arrive, sort son téléphone portable et se prend en photo en rigolant avec Cameron et le président des Etats-Unis. Je capture la scène sans aucune arrière-pensée. Autour de moi, dans le stade de Soweto, les Sud-Africains dansent, chantent et rient en l’honneur de leur leader décédé. L’atmosphère est à la fête, pas au recueillement morbide. La cérémonie dure depuis au moins deux heures, elle se poursuivra deux heures de plus. L’ambiance est totalement décontractée. Je ne trouve rien de choquant dans ce que je vois dans mon viseur, président des Etats-Unis ou pas. Nous sommes en Afrique.
L'air "contrarié" de Michelle Obama ? Un hasard !
J’ai lu, plus tard, sur les réseaux sociaux, que l’épouse du président américain, Michelle Obama, aurait eu l’air « figée » ou bien encore « contrariée » en voyant la Première ministre danoise prendre ce « selfie » avec son mari et Cameron. Mais les photos peuvent mentir. En réalité, quelques secondes plus tôt, la Première dame des Etats-Unis riait et plaisantait elle aussi avec tous ceux qui l’entouraient, Cameron et Schmidt compris. L’air sérieux qu’elle a l’air de prendre sur ma photo n’est que le pur fruit du hasard.
J’ai pris ces images tout à fait spontanément, sans jamais imaginer les répercussions qu’elles allaient avoir. Sur le moment, je me suis dit que les dirigeants que je capturais se comportaient en êtres humains, comme vous et moi, et je m’en suis félicité. Pour une fois, personne ne prenait la pose, personne n’obéissait à des directives édictées par des directeurs de la communication. Au bout de deux heures dans ce stade, au milieu de dizaines de milliers de gens qui festoyaient, plus personne, fût-ce le président des Etats-Unis, n’était capable de rester raide comme un piquet et la mine grave… Pour moi, le comportement de ces dirigeants qui prennent ce « selfie » est parfaitement naturel. Je ne vois rien à leur reprocher. J'aurais sans doute fait la même chose si j'avais été à leur place.
Mes collègues photographes et moi, venus du monde entier pour couvrir l’adieu à Nelson Mandela, avons publié plus de 500 photos ce jour-là. Nous nous sommes tous efforcés de saisir les vrais sentiments des Sud-Africains face à la perte de Madiba. Mais mon « selfie » d’Obama, Cameron et Schmidt, attrapé un peu par hasard à plus de 150 mètres de distance, semble avoir éclipsé une grande partie de notre travail collectif.
Cela me fait réfléchir. Si les professionnels de la communication ne contrôlaient pas autant l’image des chefs d’Etat et nous permettaient plus souvent, à nous les journalistes, de les voir comme des êtres humains, une image comme celle que j’ai prise n’aurait jamais causé un tel buzz. J’avoue aussi que cela me rend un peu triste sur la façon que nous avons de nous égarer sur les aspects les plus triviaux du quotidien, au lieu de voir les choses essentielles.
Roberto Schmidt est le responsable de la photo AFP pour l'Asie du Sud, à New Delhi.