Mandela, ce sourire qui venait du plus profond de l'âme
NICOSIE, 6 déc. 2013 – Mais qu’est-ce qui rendait Mandela si spécial ?
A part, bien sûr, le fait d’avoir croupi vingt-sept ans dans les geôles de l’apartheid et d’en avoir émergé sans la moindre rancune.
A part son insistance pour que la « réconciliation » soit au centre d’une commission de vérité constituée pour soigner les plaies infligées à l’Afrique du Sud par des décennies de haine raciale.
A part son apparition sur le terrain de la finale de la coupe du monde de rugby en 1995, un maillot des Springboks sur les épaules, courageux appel au pays pour qu’il s’unisse derrière une équipe sud-africaine composée en grande majorité de Blancs.
Et à part son départ de la présidence d’Afrique du Sud au terme de son premier mandat, contrairement à tant de dirigeants dans le monde qui, une fois qu’ils ont reniflé le pouvoir, s’accrochent à lui jusqu’à ce qu’il les détruise ou jusqu’à ce qu’ils détruisent les pays qu’ils gouvernent.
Voilà les qualités les plus connues du héros de la lutte contre l’apartheid. Mais pour les journalistes qui ont eu la chance de suivre son remarquable parcours, depuis sa sortie de prison en 1990, pendant les années de transition jusqu’aux premières élections présidentielles multiraciales de 1994 et jusqu’à ce jour de 1999 où – trop tôt pour certains – il tira sa révérence, Nelson Mandela était plus que cela. Beaucoup plus que cela.
Il n’était pas un politicien comme les autres. Couvrir «l’histoire Mandela» vous marquait pour la vie. Il nous incitait tous à devenir de meilleurs êtres humains ou, plus exactement, à reconnaître les vertus de la réconciliation à une époque où les Sud-Africains, blancs ou noirs, subissaient encore les stigmates de l’apartheid.
J’assiste à un meeting de campagne dans le township d’Alexandra, dans la banlieue de Johannesburg. La tension est extrême. Mandela prend la parole devant une foule imprégnée de sentiments anti-Blancs après un énième massacre de Noirs attribué à la «Troisième force» - des barbouzes blancs qui cherchent à torpiller par la violence le processus de démantèlement de l’apartheid.
Et puis, brusquement, il s’arrête de parler. Il montre du doigt une femme blanche qui se tient debout parmi les participants, un peu en retrait.
«Cette femme, là-bas», dit-il avec un large sourire. «Elle m’a sauvé la vie».
Il l’invite à monter sur scène et l’embrasse chaleureusement. Il raconte qu’en 1988, alors qu’il était incarcéré dans la prison de Pollsmoore, près du Cap, il avait été hospitalisé après avoir attrapé la tuberculose et que c’était cette femme, une infirmière, qui l’avait soigné.
Mandela a réussi à renverser l’humeur de la foule. Les grondements vengeurs se taisent, noyés sous les murmures d’approbation.
Il y a aussi ce jour où Mandela, devenu président de l’Afrique du Sud, accueille une réunion de la Communauté de développement d’Afrique australe. Pratiquement tous les chefs d’Etat et de gouvernement de la région sont là. Depuis le matin, les journalistes attendent une conférence de presse qui n’arrive pas. Une reporter radio, très agitée, doit s’éclipser en milieu d’après-midi pour récupérer son fils à l’école, en priant pour que la conférence de presse ne démarre pas pendant son absence. Heureusement pour elle, elle revient juste à temps, accompagnée de son gamin dont la «chemise Madiba» tranche avec les costumes stricts de l’assistance.
En entrant dans la salle avec les autres dirigeants, Mandela remarque l’enfant. Sans hésiter, il se dirige vers lui, lui serre la main et lui dit: «Bien le bonjour. Comme c’est gentil d’avoir pris le temps de venir parmi nous malgré votre emploi du temps chargé!» Le jeune homme rayonne, sa mère aussi. Les journalistes sont enchantés et les présidents et Premiers ministres ont l’air de bien s’amuser.
Il en allait toujours ainsi. Nous étions émerveillés en voyant Mandela s’adapter sans difficulté à son nouveau rôle d’homme d’Etat d’envergure mondiale. Nous étions émus lorsque, de temps en temps, il laissait entrevoir son côté humain. Pendant son divorce, il avait confié publiquement que la femme qu’il aimait si profondément, Winnie, n’avait pas passé une seule nuit avec lui depuis sa sortie de prison. L’activiste Strini Moodley, incarcéré à Robben Island, raconte que Mandela avait toujours une photo de Winnie avec lui dans sa cellule. Un jour, Moodley demande à emprunter l’image pour réaliser un croquis. «Tu peux l’avoir pendant la journée, mais la nuit elle revient avec moi», lui répond Mandela.
Pendant la campagne électorale, Nelson Mandela n’oubliait jamais de demander aux journalistes s’ils avaient bien dormi et s’ils avaient bien pris leur petit-déjeuner. Il connaissait beaucoup de reporters et de photographes par leur nom. Il s’arrêtait souvent pour bavarder avec eux, en commençant toujours par un: «comme c’est bon de vous revoir!»
Un des moments les plus emblématiques de ses efforts permanents pour réconcilier les Sud-Africains fut sa visite à Betsie Verwoerd, la veuve de l’architecte de l’apartheid Hendrik Verwoerd, l’homme qui l’avait, de fait, envoyé en prison.
C’est sous Verwoerd, Premier ministre de 1958 jusqu’à son assassinat en 1966, que le Congrès national africain et le Parti communiste avaient été mis hors la loi. Contraint à la clandestinité, Mandela avait été arrêté et condamné à la prison à vie, en 1964, pour «actes de sabotage» et «complot en vue de renverser le gouvernement».
Le «thé avec Betsie» se déroula au domicile de cette dernière, dans une enclave blanche connue sous le nom d’Orania, au nord du Cap, en août 1995. Mme Verwoerd, alors âgée de 94 ans, n’a jamais révélé grand-chose sur cette rencontre, se contentant de dire qu’elle était contente que le président lui ait rendu visite. Sa petite-fille, Elizabeth, s’était avérée moins accueillante, affirmant qu’elle aurait préféré que Mandela devienne «le président d’un pays voisin».
Mandela était digne. Il était généreux. Il devait affirmer plus tard qu’il avait été reçu à Orania «comme à Soweto», le gigantesque township noir de Johannesburg dont il est le héros. Toujours prêt à rappeler qu’il s’inscrivait dans la lignée de nombreux dirigeants sud-africains, il avait posé pour les photographes au pied d’une statue de Verwoerd haute d’environ un mètre quatre-vingt. «Vous avez érigé une bien petite statue pour cet homme», avait-il même dit aux résidents d’Orania en prenant un air déçu.
Quelques mois plus tôt, le 27 avril 1994, les journalistes s’étaient massés dans une école près de Durban où Mandela devait voter lors des premières élections multiraciales à avoir lieu dans le pays. Je me souviens d’avoir pensé: «est-ce que tout cela est bien réel? Est-ce que Mandela est bien en train de voter? Est-ce que l’apartheid est vraiment en train de se terminer?»
Oui, c’était bien le cas. Dans un bref discours, Mandela avait salué l’aube d’une « nouvelle Afrique du Sud où tous les Sud-Africains sont égaux ». Puis il avait déposé son bulletin dans l’urne et, rayonnant sous le soleil matinal, il avait souri. Un long sourire. Un sourire heureux.
Le genre de sourire qui, on le sent, n’est pas destiné aux caméras. Le genre de sourire qui vient du très profond de l’âme. Et dans le cas de Mandela, d’une âme d’une grande rareté, et d’une grande sagesse.
Bryan Pearson, ancien correspondant de l'AFP en Afrique du Sud, a couvert le démantèlement de l'apartheid depuis la libération de Mandela en 1990 jusqu'à la fin de son mandat de président du pays en 1999. Il est actuellement chef du desk anglais de l'AFP pour le Moyen-Orient à Nicosie.