Leçons de vie dans l’enfer de Tacloban
TACLOBAN (Philippines), 15 nov. 2013 – La scène se répète des dizaines de fois. J’allume ma caméra et la personne que j’interroge commence par me gratifier de ce doux sourire qui, même dans les moments les plus durs, illumine le visage des Philippins. Mais il survient toujours un moment où, dans la conversation, les traits de mon interlocuteur se décomposent et où il finit par fondre en larmes devant moi. Comme si le fait de parler à une journaliste lui faisait soudain prendre conscience de toute l’étendue de son malheur. Alors, je pose ma caméra. Et bien souvent, je finis par serrer la personne dans mes bras. Ma mission à Tacloban n'a duré que six jours. Mais en termes de leçons de vie, j’ai l’impression d’avoir pris quinze ans.
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J’arrive dans la ville-martyr le samedi 9 novembre, au lendemain du passage du typhon Haiyan. Avec le photographe du bureau de l’AFP à Manille Noel Celis, nous avons réussi à monter à huit heures du matin à bord d’un des premiers avions militaires philippins à pouvoir se poser dans la région ravagée la veille par des vents de plus de 300 kilomètres/heure et par des vagues démentes. Tacloban ne tardera pas à voir débarquer des centaines de militaires, sauveteurs et journalistes mais pour l’instant, nous sommes quasiment les seuls représentants du monde extérieur à débarquer sur place. Nous découvrons toute l’étendue du désastre en même temps que les premiers secouristes.
L’aéroport a été pulvérisé par le typhon. Il n’en reste que quelques bâtiments éventrés et une misérable pancarte de Philippine Airlines. Partout, des arbres arrachés, des câbles emmêlés. En atterrissant dans ce paysage de fin du monde, quelques heures après avoir quitté ma vie confortable à Hong Kong, où je suis basée, j’ai l’impression d’être dans un film. Mais je ne tarde pas à être prise à la gorge par la réalité.
A peine débarqués, nous commençons à travailler. La première image marquante que je garde de Tacloban est celle d’une femme qui hurle de douleur au dessus du cadavre de son petit garçon de cinq ans. Cela se passe dans une église où sept corps sont alignés.
Nous ne tardons pas à nous rendre compte que couvrir ce cataclysme, dont nous ne soupçonnions pas l’ampleur avant d’arriver puisque nous sommes pratiquement les premiers sur place, va s’avérer problématique. Il n’y a pas d’électricité, toutes les lignes de téléphone sont par terre, les portables ne fonctionnent pas et il n'y a aucune possibilité pour que cela s'arrange à court terme. Nous sommes au milieu du néant absolu.
Nous avons emporté un appareil de transmission satellitaire, mais son autonomie, tout comme celle de mon ordinateur, est limitée. Alors que je suis en train de monter ma première vidéo, au milieu de cette ville dont il ne reste plus rien, je constate que le niveau de la batterie de mon ordinateur diminue à vitesse vertigineuse. Je me dépêche de terminer et je commence à envoyer les images. Mais cela me prend des heures. Quand la batterie de mon ordinateur n’est plus chargée qu’à 10%, je réalise avec désespoir que je ne vais jamais y arriver.
Ces problèmes techniques peuvent paraître dérisoires à côté du malheur des dizaines de milliers de Philippins victimes du plus violent typhon à toucher terre dans l’histoire. Mais pour une reporter, transmettre ses informations est primordial. Je ne suis pas militaire, ni médecin, ni sauveteur. Je suis journaliste. Montrer au reste du monde ce qui se passe est l’unique raison pour laquelle je me trouve ici. Si je ne peux pas envoyer mes images pour que les télévisions du monde entier les diffusent, je ne sers à rien. Ma présence en ce lieu est totalement inutile. Alors, les problèmes d’électricité et de téléphone me font paniquer. Ils sont pour moi beaucoup plus graves que la faim, la soif et les conditions d’hygiène épouvantables auxquelles je serai confrontée pendant tout mon séjour.
Finalement, nous découvrons un poste de commandement de l’armée philippine, dressé dans un bâtiment en ruines près de l’aéroport. Il y a là l'objet de nos rêves: un générateur. Je persuade un militaire de nous laisser recharger notre matériel sur l'une des quelques prises de courant existantes. Cette misérable bicoque complètement défoncée devient notre quartier général. Nous y passons les premières nuits avec d’autres journalistes, des soldats et des secouristes, entassés à quinze sur des planches en bois, des tables ou à même le sol boueux qui grouille d’insectes répugnants. L’odeur d’urine (il n’y a naturellement pas de toilettes en état de marche) se mêle à celle des dizaines de cadavres qui, sous le soleil de plomb, se décomposent dans les alentours.
L’aéroport de Tacloban est le lieu vers lequel convergent les sinistrés. On y fait la queue pendant des heures pour un peu d’eau, pour un comprimé contre la diarrhée. J’y vivrai des moments d’émotion extrême. Entre le moment où le soleil se couche, vers dix-sept heures, et jusqu'au lever du jour, il n’y a plus rien à faire que de bavarder avec ceux qui vous entourent.
Je passe ma première nuit avec une famille qui a tout perdu. Un couple avec un bébé de six mois, qui a en plus pris sous sa protection le fils de voisins. La femme me raconte qu’elle ne sait pas nager. Alors, quand leur maison a été emportée par une vague gigantesque, elle a supplié son mari de l’abandonner pour sauver le bébé. Heureusement, tous trois ont survécu. Ce n’est qu’après des heures de conversation que je réalise que cela ferait une bonne interview, et que j’allume enfin ma caméra pour filmer cette femme. Durant ces moments de proximité, que nous vivons dans la même faim, dans la même soif et dans le même dénuement, j’en ai presque oublié de faire mon travail.
Cela peut sembler étrange, mais dans un sens je suis heureuse que les conditions aient été aussi difficiles au cours de ce reportage. Si j’avais pu loger dans un hôtel, je l’aurais fait, bien évidemment. Mais je serais passée à côté d’énormément de choses. Cette femme aurait peut-être accepté de parler devant ma caméra, mais le résultat aurait sans doute été différent de ces propos poignants murmurés en pleine nuit dans la pénombre d'un abri de fortune. C’est dans des moments pareils que je me dis que c’est pour ça que j’ai toujours eu envie d’être reporter : pour aller dans des endroits où personne ne va, pour rendre compte de situations que tout le monde ignore. Je dois filmer pour que les gens voient.
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En même temps, à aucun moment je n'ai eu la sensation d’être une journaliste-vautour, un voyeur qui se nourrit du malheur des autres. Et j’ai toujours gardé à l’esprit que, si j’ai partagé les épreuves des sinistrés pendant quelques jours, je suis maintenant de retour chez moi, j’ai pris une douche, j’ai mangé et j’ai bu tout ce que je voulais et j’ai passé une bonne nuit dans des draps propres. Alors qu’eux resteront au milieu des ruines boueuses sans vivres ni eau potable pendant peut-être encore des mois. Je sais aussi que beaucoup des personnes que j’ai rencontrées n'ont, objectivement, aucun moyen de s'en sortir. Sans doute sont-elles déjà mortes.
C’est aussi à l’aéroport de Tacloban, dans l’hôpital de fortune dressé par les militaires, que j’assiste à l’accouchement d’une femme qui vient, avec son mari, de survivre miraculeusement. Mon camarade Jason Gutierrez, qui m’a rejoint le dimanche avec le photographe Teodoro Aljibe, a déjà raconté cet épisode sur ce blog. C’est un moment incroyable. Je n’avais jamais assisté à un accouchement auparavant, et là je me surprends à filmer une femme qui vient de mettre un bébé au monde à même le sol crasseux…
Puis je commence à monter ma vidéo par terre, au milieu du sang, des débris et des vagissements du nouveau-né. J'aurais pu aller ailleurs pour exécuter cette tâche mais je ressens comme une sorte de devoir à l’égard de cette toute jeune mère de 21 ans. Je ne veux pas l’abandonner une minute. J’ai peur qu’elle ne meure dès que j’aurai le dos tourné. Heureusement, la famille, ainsi qu’une autre femme qui accouchera juste après, seront vite évacuées vers Cebu par hélicoptère. Cette belle histoire, depuis, a fait le tour de la planète. C’est exactement le genre de choses que tout le monde a envie de voir et d’entendre au milieu de ce terrible cauchemar.
Mais les belles histoires sont rares à Tacloban. L’aéroport est vite devenu un enfer où des milliers de désespérés accourus de toute la région sont prêts à tout pour embarquer dans un avion qui les emmènera loin. On en voit même courir comme des possédés derrière les appareils qui décollent. Il y a des pillages. Toute la ville sent la mort. A chaque fois que je repasse au même endroit, je me rends compte que les cadavres qui étaient déjà là lors de mon dernier passage ont changé de couleur, qu’ils ont gonflé de façon hideuse…
Je suis frappée par le nombre de gens qui, sous la pluie battante, se tiennent toute la journée au milieu des ruines aux côtés d’un cadavre, sous un parapluie, parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire que de veiller leurs défunts. Toutes les routes sont encombrées de gens errant à la recherche de leurs familles disparues, ou portant dans leurs bras leurs jeunes enfants déshydratés et grelottant de fièvre dans le mince espoir que quelqu’un, quelque part, les sauvera d'une mort certaine.
A un moment donné, le photographe Philippe Lopez, qui s’est joint à nous le mardi (avec la vidéaste Diane Desobeau et le reporter Cecil Morella), Jason Gutierrez et moi suivons une équipe chargée de ramasser des corps. C’est éprouvant. A un moment, Philippe Lopez, d’un geste, me conseille ne de pas m’approcher. J’obtempère, mais j’ai le temps d’entrapercevoir, dépassant d'un panier en osier, le front d’un bébé, mort. Je pose ma caméra. J’ai atteint ma limite.
Pour continuer notre reportage, nous ne pouvons faire autrement que de monter dans le camion qui transporte les cadavres vers un endroit où des médecins légistes tenteront de les identifier. Je prends place dans la cabine du camion, à côté du chauffeur. Mes deux collègues, eux, sont contraints de voyager à l’arrière, au milieu des corps en décomposition… Ce sont des instants où l’on hésite, où l’on se demande si l’on doit continuer ou bien battre en retraite. Mais la réponse est toujours la même : informer, informer, informer. Nous sommes venus pour cela. Nous devons aller jusqu’au bout.
Pendant ces six jours, je suis impressionnée par l’endurance, la générosité, la fierté aussi des Philippins. Partout, les gens sourient devant la caméra, me demandent de quel pays je viens, se soucient de moi. A Palo Leyte, un village totalement balayé par le typhon et alors que les premiers secours ne sont même pas encore arrivés, on me propose même à manger ! Impossible d’accepter, bien sûr. Le premier jour, j’ai donné une grande partie de mes réserves d’eau à un enfant qui mourait de soif, et je me suis retrouvée assoiffée moi-même, à avoir la tête qui tourne… Mais si je défaille, je ne pourrai pas accomplir le travail pour lequel je suis venue, je ne servirai plus à rien. Alors je finis par accepter les rations alimentaires que l'on me propose, et que je refusais au début par pudeur, alors même que je crevais de faim, car j’avais l’impression de les voler aux sinistrés.
Très souvent, des gens me demandent de les filmer, dans le fol espoir que je les aiderai à faire passer leur message. « Maman, je suis vivant ! » disent-ils devant ma caméra. Bien évidemment, il m’est impossible de relayer la totalité de ces appels désespérés. Mais comment le faire comprendre à ces malheureux ? Comment refuser leurs requêtes ? Comment doucher la seule possibilité d’optimisme qui se présente à eux en ces heures de totale dévastation? Alors je m’exécute, même si je sais que je n'utiliserai pas ces images. Ils me remercient avec effusion. Cela me fend le cœur de faire une chose pareille. Je me sens coupable, faible… Mais d’un autre côté ma triste comédie a l’air de leur faire tellement de bien…
C’est dans ces moments que l’évidence me saute au visage : le métier de journaliste a ses limites, je ne peux résoudre à moi seule toute la misère du monde. Ces six dures journées à Tacloban m’ont beaucoup appris sur ma profession, sur le pragmatisme dont il faut faire preuve quand on couvre ce genre de tragédie, sur la nature humaine aussi.
J’espère seulement qu’ils ne m’ont pas endurcie.
Agnès Bun est journaliste reporter d'images au quartier général de l'AFP pour l'Asie-Pacifique, à Hong-Kong.