Pèlerinage aux sources du cauchemar

(AFP / Yoshikazu Tsuno)

TOKYO, 13 nov. 2013 – Que peuvent-ils bien ressentir ? Qu’est-ce qui peut se passer dans leurs têtes gris-blanc? En ce mois d’octobre, il tombe des trombes d’eau sur Tokyo et j’avais un de ces rendez-vous qui peuvent vous transpercer aussi sûrement que la pluie drue qui tambourine sur mon parapluie transparent (accessoire indispensable du parfait Tokyoïte): partager un dîner frugal puis une discussion à l’Université Temple avec d’anciens prisonniers de guerre américains rescapés des camps nippons, et qui débarquaient pour la première fois au soir de leur vie au Japon. Avec un typhon en prime.

Moyenne d’âge: 90 ans pour ces quatre vétérans et ces trois veuves de POW, l’acronyme anglais pour « prisonner of war » (prisonnier de guerre). Quand ils entrent dans la petite salle, ils ont à la fois la douceur et la courtoisie des anciens, mais aussi l’incroyable énergie de ceux qui veulent encore et toujours découvrir.

Phillip l’Indien Creek, Robert l’élégant, Erwin le taciturne, Marvin le bon trapu. Et puis Lora, Esther et Marjean, trois veuves permanentées d’une stupéfiante énergie, sont invités une semaine par le ministère nippon des Affaires étrangères dans le cadre d'un « programme d'amitié POW/Japon ».

Quand ils ont été reçus par le ministre des Affaires étrangères Fumio Kishida, ce dernier a évoqué « la réconciliation des cœurs » et espéré que ses hôtes garderaient « un bon souvenir » du pays du Soleil Levant.

Des soldats américains prisonniers des Japonais aux Philippines en mai 1942 (AFP)

C’est la quatrième fois depuis 2010 que d’ex-POW américains font cet étrange pèlerinage à la source de leur malheur. Cette fois ils sont venus d’Oklahoma, du Texas, de Louisiane, d'Arizona, de l'Etat de Washington, de Californie. Avec des souvenirs, mais aussi énormément de curiosité pour ce pays devenu il y a près de 70 ans la première et unique victime, à ce jour, du feu nucléaire « made in USA ».

Oui ! Entre pardon et oubli, que peuvent-il ressentir d’être au cœur de ce Tokyo aujourd’hui symbole de la réussite et de la reconstruction démocratique japonaise, mais l’«antre de la bête» il y a 70 ans? Comment voient-ils tous ces Japonais tout sourire et aux petits soins pour eux, qui les promènent dans la capitale, dans des temples, d’anciens camps, des écoles, et à Kyoto, la magnifique ancienne capitale impériale un temps envisagée comme cible pour Fat man ou Little Boy ? Finalement ils dégagent une étrange alchimie de syndrome post-traumatique et de joie presque enfantine de ces découvertes qui font écarquiller les yeux.

La première fois que je suis allé en Allemagne, comme lecteur français dans un lycée, j’avais alors 14 ou 15 ans, et c’était plus fort que moi au début: chaque fois que je croisais un Allemand de 50-60 ans dans la rue ou un magasin, je ne pouvais m’empêcher de me demander: et lui, qu’a-t-il fait pendant la guerre ? En tout cas j’éprouvais un certain malaise.

L'ancien POW Marvin Roslansky et son épouse, au Commonwealth War Cementery de Yokohama, au Japon, le 14 octobre 2013 (AFP / Yoshikazu Tsuno)

Ce malaise, je l’ai croisé fugitivement dans les yeux d’Erwin R. Johnson, un beau grand-père de 91 ans venu de Louisiane.

« J’ai encore un peu d'animosité, mais je suis content d’être ici », me chuchote-t-il en s’essayant aux baguettes. Il les abandonne vite pour une bonne vieille fourchette. Il a pourtant tout de suite dit oui quand on lui a proposé ce voyage au bout de sa nuit. « J’ai sauté sur l’occasion ».   

Erwin a survécu à tous les camps et à la « Marche de la mort de Bataan » aux Philippines.

Sur environ 80.000 prisonniers, 23.500 périront, dont 22.000 Philippins, selon un rapport officiel américain. D’autres estimations parlent de 6.000 à 11.000 morts.

« Bien sûr le fait d’être ici fait remonter des souvenirs. Le temps des cauchemars est passé mais je dois avouer que je n’ai pas encore totalement surmonté tout ça. Je pardonne bien sûr mais je n’oublie pas», me confie-t-il de sa voix lente, presque sans force. Un voile triste semble éteindre en permanence le regard de ce petit gars de l’US Air Force qui avait débarqué aux Philippines fin 1941.

La sinistre "Marche de Bataan" des soldats américains prisonniers des Japonais aux Philippines, en mai 1942 (AFP)

« Le jour de Noël, notre cuistot avait préparé un repas spécial. Mais les avions japonais sont arrivés et on n’a pas eu notre dîner de fête ». La fête tourne au cauchemar: en avril 1942, il est capturé et commence la « marche de la mort », dans la péninsule de Bataan qui fait face à Manille. Direction: le terrible camp O’Donnell. « 65 miles (une centaine de km) en six jours. On a eu droit au "bain de soleil”, assis par terre pendant des heures sans chapeau, et on marchait toute la nuit, même sous la pluie ».

Phillip W. Coon, un Indien Creek de 94 ans, en a réchappé lui aussi. Pendant le dîner il est perdu dans ses souvenirs, les émotions, la fatigue.

Il est venu avec son fils, un vétéran du Vietnam qui arbore un impressionnant collier de métal, trois croissants de lune brillants qui barrent sa poitrine de haut en bas. Il me donne la carte de visite de son papa dont le béret de vétéran est constellé de pins métalliques. Ce dernier parle peu, mais peu importe, toute sa vie passée est résumée en polychrome sur 9 cm par 5: « Soldat Creek, prisonnier de guerre, survivant de la marche de la mort de Bataan » avec un blason à la mémoire des « Battling Bastards of Bataan », « les mecs bagarreurs de Bataan ». Lui en est sûr: c'est Dieu qui l'a sauvé: « on manquait de nourriture, mais pas de prières ».

Erwin, qui aujourd’hui est tout admiratif de ce Japon accueillant et pacifique, est malgré tout assailli de souvenirs, de flashes glaçants de la « marche de la mort »: « je me rappelle de 50 prisonniers philippins. Les gardes japonais les ont mis au milieu de la route et les ont abattus. Après, des camions et des chars ont roulé dessus. On est passé à côté, c'était pas beau à voir ».

L'ancien POW Robert Heer, au Commonwealth War Cementery de Yokohama, au Japon, le 14 octobre 2013 

(AFP / Yoshikazu Tsuno)

Autre fantôme: cette jeune Philippine avec son bébé qui voulut donner à manger à des prisonniers faméliques. « Elle avait enveloppé du riz dans des feuilles de bananier. Elle s’est approchée de l’un d'eux. Un garde japonais l’a vue, lui a arraché le bébé des bras, l’a jeté par terre et l’a transpercé avec sa baïonnette. Après ce fut son tour ».

D’octobre 1942 à août 1945 il fut trimballé des Philippines à Formose (aujourd'hui Taïwan) puis en Corée pour finir comme travailleur esclave dans la glaciale Mandchourie avant d’être libéré par les Soviétiques. « Mais je ne me suis senti libre que quand j’ai revu le stars and stripes », le drapeau américain. 

«En tout cas je me régale de voir ce que je vois ici. Ils sont vraiment très gentils. En plus il parait qu’il n’y a pratiquement pas de criminalité, c’est un plus», glisse Erwin, dont les yeux s’éclairent brièvement.

Robert Heer, un élégant jeune homme de 92 ans, lui a connu le Japon des camps, et arriverait presque à en plaisanter. « Et me revoilà, après un petit tour ici! », lance de sa voix de baryton cet ancien photographe de l'US Air Force aux faux airs d’Anthony Quinn dernière époque. Sous une fine moustache blanche, le sourire est bien accroché. Captif pendant deux ans et demi dans sept camps (deux aux Philippines, trois à Formose et deux sur l'île de Hokkaido, au nord du Japon), Bob se dit « ravi » d’être à Tokyo et « épaté par les progrès des Japonais » pour reconstruire le pays. « Des immeubles tellement hauts que j'en ai le torticolis ». Lui qui avait sûrement plus l’habitude de se faire aboyer dessus par les soldats impériaux, n’en revient pas « de la politesse des gens, de la façon civilisée de conduire: ça me fait honte pour les Américains ».

Photo prise en mars 1945 de la tombe d'un soldat américain capturé par les Japonais

et brûlé vif à Puerto Pricesa, aux Philippines (AFP)

Et quand, dans un débat, un jeune Japonais, évoquant la cruauté de la soldatesque impériale, lui demande comment selon lui un être humain peut infliger à un autre être humain de pareilles souffrances, « Bob » a cette réponse déconcertante: « J'ai été pris à Mindanao le 10 mai 1942. Harada, mon copain japonais au lycée de Riverside Californie, a été interné 20 jours plus tard. Et ces camps n'étaient guère mieux que ceux où nous-même étions au Japon. Vous voyez, ça marche dans les deux sens ».

« Finalement, en dépit de deux-trois incidents de parcours, pas très plaisants évidemment, on peut se retourner et dire que nous avons eu une belle vie », lâche dans un grand sourire ce sergent retraité qui n'est pas peu fier de sa « nouvelle carrière » avec sa femme Karen (qui était du voyage), « homme au foyer ». « M’occuper du linge, ranger la maison et m’assurer que le dîner est servi ». 

Et pourtant, chacun d’entre eux a connu d'indicibles épreuves, comme l’enfer des « hellships », ces cargos qui ramenaient au Japon des cargaisons de prisonniers dans des conditions inhumaines. 

C’est pour honorer tous ceux qui n’ont pas été au bout du voyage que les vétérans se sont retrouvés un matin ensoleillé au cimetière militaire du Commonwealth à Yokohama où reposent 48 soldats américains. Des 1.600 prisonniers à bord de l'Oryoku Maru, 300 survécurent selon le POW Research Network, une ONG japonaise.

L'ancien POW Robert Heer, au Commonwealth War Cementery de Yokohama, au Japon, le 14 octobre 2013 (AFP / Yoshikazu Tsuno)

Seule dans le silence, une cornemuse trouble le son du vent léger qui secoue les arbres autour du « Cremation Memorial ». A l'intérieur une longue urne noire renferme les cendres de 335 POW britanniques, américains et néerlandais.

Avec sa casquette de vétéran, tassé dans un fauteuil roulant, Phillip l'Indien médite en silence devant la crypte. Derrière ses larges lunettes, les yeux s’embuent. « Mes amis ne sont pas ici…  alors c’est difficile d’être heureux. »

Sous un auvent éclaboussé de soleil, les vétérans écoutent  John M. Shimotsu, l’aumônier de la septième flotte de l’US Navy : « Ceux qui sont devenus vieux, avec des souvenirs douloureux, savent que leurs bonnes actions ont rendu possible des jours plus heureux, où les enfants d’enfants d’anciens ennemis peuvent vivre dans l’amitié et la paix. »

Des jours plus heureux : à les regarder ces sept-là sont repartis avec du bonheur dans les yeux.

Débarquement américain sur l'île de Leyte, aux Philippines, en octobre 1944 (AFP)

Jacques Lhuillery est le directeur du bureau de l'AFP à Tokyo.