La collaboratrice de l'AFP Nichole Sobecki (à droite) et un policier kenyan dans la Westgate Mall (photo: Tyler Hicks)

Et soudain, la guerre surgit au pas de votre porte

ATTENTION : IMAGES VIOLENTES, SUSCEPTIBLES DE HEURTER CERTAINES SENSIBILITES

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NAIROBI, 23 sept. 2013 – J’ai couvert plusieurs conflits dans ma carrière et je suis habituée aux scènes de violence. J’ai entendu des coups de feu et vu des cadavres en Libye, en Somalie, en Afghanistan... Mais c’est une toute autre impression, totalement surréaliste, que de couvrir une scène de guerre qui éclate brusquement à quelques minutes de la maison, dans un grand centre commercial connu pour ses boutiques de luxe et ses cafés à l’ambiance décontractée où l’on a l’habitude de flâner, de faire ses courses, ou de dîner au restaurant le weekend…

La Westgate Mall de Nairobi est un des symboles de la prospérité croissante du Kenya. Je suis chez moi en train de travailler, ce samedi matin, lorsque j’apprends par un voisin que quelque chose de terrible est en train de s’y produire. J’appelle le directeur du bureau de l’AFP qui me dit de me rendre immédiatement sur place. Puis mon mari, le photographe du New York Times Tyler Hicks. Au moment où l’attaque a éclaté, il était chez un encadreur à deux pas du centre commercial, en train de récupérer des photos de notre mariage, et il a pu tout de suite courir sur les lieux. Il n’a qu’un petit appareil photo sur lui et me demande de lui apporter tout son matériel. C’est ce que je fais, en emportant mon propre équipement vidéo, mon gilet pare-balles et mon casque en kevlar.

Sur place, je débarque en pleine débandade. Des dizaines de gens fuient désespérément, se tenant par la main, en larmes. Ceux qui sont indemnes aident à porter les blessés. De simples voitures qui passaient par là se transforment en ambulances improvisées. Devant l’entrée principale du centre commercial, un petit groupe de journalistes s’est formé à côté des équipes de secours.

Mon mari et moi nous apercevons vite que rester à l’entrée n’est pas suffisant. Nous comprenons que quelque chose de très grave est en train de se passer, mais nous n’avons aucune idée précise des événements en cours à l’intérieur. Alors, après avoir pesé le pour et le contre, nous décidons d’entrer dans ce centre commercial où un commando d’islamistes somaliens shebab, nous n’allons pas tarder à l’apprendre, est en train de perpétrer une des attaques terroristes les plus sanglantes de l’histoire de l’Afrique.

Nous choisissons une rampe d’accès qui mène directement au troisième étage du complexe. Des ambulances y sont stationnées et évacuent des blessés par dizaines. Peu de temps plus tard, l’accès au centre sera bouclé par la police mais pour l’heure, dans le feu de l’action, personne ne songe à nous barrer le chemin. Nous rejoignons une équipe de la police qui s’affaire à bloquer les ascenseurs pour empêcher les attaquants de les utiliser. Juste avant qu’ils ne les désactivent, les portes d’une des cabines s’ouvre et une femme d’une cinquantaine d’années en jaillit en rampant. Elle pousse un long cri avant d’être rapidement escortée à l’extérieur par un policier.

AFP / Nichole Sobecki

Depuis l’endroit où nous nous trouvons, je peux voir les étages inférieurs du centre commercial. Le sol est parsemé de cadavres. Au premier étage, une femme s’est aplatie derrière le comptoir d’un café. Elle attend qu’on vienne la secourir, enveloppant dans ses bras deux jeunes enfants. Tous trois seront secourus par la police quelques instants plus tard.

L’équipe d’intervention que nous suivons commence à avancer prudemment à travers les magasins, les salons de beauté et les allées, à la recherche des assaillants qui pourraient s’y terrer. L’ambiance est irréelle. La sono du centre commercial continue à émettre ses chansons pop fatiguées. De temps en temps, une rafale d’arme automatique éclate. Une rumeur invérifiable se propage: certains des assaillants porteraient des ceintures d’explosifs.

Les policiers sécurisent les accès vers les sorties de secours et évacuent les survivants terrifiés. Dans un restaurant de sushis, une jeune serveuse et deux hommes ont échappé au massacre en se cachant dans une bouche d’aération. Dans un magasin de jouets, un téléviseur allumé diffuse les dernières nouvelles de l’attaque. Dans un cinéma, les agents lourdement armés prennent position sous une affiche du dernier film d’action avec Matt Damon. Etrange juxtaposition de la réalité et de la fiction…

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Nous restons environ trois heures dans le centre commercial. Jamais je ne verrai les attaquants. Les seules armes que j’apercevrai sont celles de la police. Mais l’odeur du danger extrême est omniprésente, obsédante. Dans cette situation de stress, je m’efforce de rester calme, de garder l’esprit clair, de ne prendre que des décisions rationnelles.

Nous parvenons au rez-de-chaussée où les attaquants se sont retranchés avec des otages, dans le supermarché Nakumatt. Je vois les jambes d’une autre victime du massacre émerger de derrière la statue d’un éléphant. Les renforts des forces de sécurité continuent à affluer massivement. C’est alors que moi et les autres journalistes sommes priés d’évacuer les lieux. Près de l’entrée principale, j’aperçois une pile de cadavres. Ce sont les auteurs du massacre qui les ont disposés là pour essayer de bloquer l’accès au complexe.

Je ressors éprouvée par ces scènes d’horreur. Mais comme souvent dans ce genre de situation, la générosité et la solidarité côtoient le drame. J’ai vu des inconnus s’aider mutuellement à fuir le danger. J’ai observé de près le courage des membres des forces de l’ordre. J’ai vu des foules faire la queue pour donner leur sang. De cette journée noire, dans ce pays souvent ensanglanté par ses divisions, j’espère au moins retenir ces quelques lueurs d’espérance.

AFP / Nichole Sobecki

Nichole Sobecki est une journaliste indépendante basée à Nairobi. Elle collabore régulièrement pour l'AFP-TV. Son mari, Tyler Hicks, photographe pour le New York Times qui l'accompagnait dans son reportage à l'intérieur du centre commercial Westgate, a publié son propre récit dans le blog Lens.