« Ce n'est pas encore mon heure »
MAALOULA (Syrie), 20 sept. 2013 - Mercredi 18 septembre, l'autorisation que l'équipe de l'AFP attendait pour monter dans le village chrétien de Maaloula, à une cinquantaine de kilomètres de Damas, arrive enfin. Le photographe Anwar Amro, le caméraman Youssef Karwashan,et moi-même montons dans la fourgonnette de notre chauffeur Abou Tarek et filons vers cette fameuse localité, qui était avant la guerre un point de passage obligé pour tous les touristes visitant la Syrie.
Maaloula doit sa renommée à ses refuges troglodytiques datant des premiers siècles du christianisme. Autre particularité, la majorité de ses habitants parlent l'araméen, la langue du Christ. Le nom de la ville vient de Maala, qui signifie "entrée" en araméen.
Mais tout cela, c'est le passé. Car plus nous avançons en direction de la ville, plus les signes de combat se font visibles: un camion-citerne entièrement calciné et renversé sur le côté, des chars sur le bord de la route, des soldats aux barrages qui nous demandent notre autorisation.
A moins d'un kilomètre, un pick-up avec militaires nous ouvre la voie. Nous dépassons un panneau devenu surréaliste: "Maaloula, cité de la culture et de l'histoire, vous souhaite la bienvenue". Puis nous passons sous une arche à moitié détruite dans un attentat suicide à la voiture piégée commis par les rebelles, au premier jour de leur offensive contre cette localité, le 9 septembre.
Les soldats recommandent au chauffeur de foncer: nous allons être pris sous le feu des rebelles, avec parmi eux les émules d'al-Qaïda en Syrie, tapis dans les hauteurs. Sur les chapeaux de roue, dans la ville totalement déserte, nous empruntons la route principale puis nous bifurquons dans une cour entre deux immeubles.
Les militaires nous reçoivent tout sourires. Ils sont postés dans l'immeuble mitoyen et nous offrent du thé. Puis ils nous expliquent que nous devrons traverser la rue à nos risques et périls pour continuer à avancer à pied, en nous collant au mur vers le monastère de Mar Takla.
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Dans cette ville fantôme, l'armée combat un ennemi invisible. "On ne le voit jamais, mais on entend le claquement de ses balles, tirées avec des Dragunov", le fusil de précision russe préféré des francs-tireurs, raconte un soldat en embuscade.
Une voiture est arrêtée au bord de la route, le pare-brise explosé. Le chauffeur doit être mort, car ses affaires gisent éparpillées sur la chaussée.
Le photographe passe le premier, sans dommage. Puis c'est mon tour. Au beau milieu de la rue, les tirs commencent. Je me jette au sol et me dissimule derrière le muret du terre-plein central. Anwar me crie de me baisser, car on voit ma tête. Je m'allonge carrément sur le sol. Dès que je bouge, je vois la poussière causée par les balles qui frappent le muret, à quelques centimètres de moi.
A ce moment, pour échapper à l'idée que je vais peut -être y laisser ma peau, je vérifie que j'ai mes téléphones, le microphone et les batteries du cameraman, mes bloc-notes. Une sorte d'inventaire... à la Prévert.
Je repense à la définition que Malraux donnait du courage: "une conséquence curieuse et banale du sentiment d'invulnérabilité". Mais cela sera-t-il le cas cette fois-ci? Curieusement, je n'ai pas vraiment peur. Je me dis, avec un fatalisme optimiste, que ce n'est pas encore mon heure, car quelques minutes plus tôt, et à quelques centimètres près, j'étais mort.
La question que je tourne et retourne dans ma tête, c'est: comment me tirer de là?.
Un militaire me crie: "Je vais tirer avec ma mitrailleuse lourde pour faire diversion, et tu cours vers moi". Je hoche la tête. Tout à coup, éclatent des bruits assourdissant de tirs. Je ne sais d'où cela vient, mais il me fait signe. Je cours le plus vite possible.... Sauvé.
Les soldats me saluent, heureux que je sois sain et sauf. Ils étaient persuadés que je ne m'en sortirais pas... Commence alors l'autre partie du périple: comment repartir?
L'armée envoie un blindé qui vient se positionner devant notre cachette tout en tirant. Nous en profitons pour sortir. La fourgonnette est touchée par une balle mais nous réussissons à quitter l'endroit. Nous sommes surexcités, nous nous congratulons et rions nerveusement de notre mésaventure. Nous parlons des images qui ont été prises, de ce que nous avons ressenti, du bonheur d'être vivant.
Je souffre du poignet gauche à cause de ma chute (une légère fracture) et je suis blessé au front, mais sans gravité.
"Hamdulillah al-salamé (Dieu soit loué) que tu sois sain et sauf", me lancent les militaires.
"C'est tous les jours ainsi, il n'y a que le soir où nous pouvons nous déplacer sans craindre les tirs", explique un soldat.
"Nous avons repris une grande partie de la ville mais les terroristes nous empêchent de la contrôler totalement à cause de leurs francs-tireurs", commente un colonel qui dirige les opérations sur le terrain.
J'ai échappé aux avions en Iran, aux bombes au Liban, aux voitures piégées en Irak, mais cette fois-ci.... sentir que quelqu'un vous voit et cherche à vous tuer, je dois le dire, c'est assez troublant.
Sammy Ketz est le directeur du bureau de l'AFP à Beyrouth.