La curieuse impression d'avoir interviewé un mort
ISLAMABAD, 23 sept. 2013 - Pour un reporter, il y a les morts des champs de bataille, des accidents de la route, des règlements de compte. Des corps inertes, parfois défigurés, toujours silencieux. Des gens que l'on ne connaissait pas, que l'on aurait aimé connaître ou que l'on a connus. Parmi eux, il y a ceux dont nous avons perdu la trace et parfois même jusqu'à la mémoire. Mais ceux aussi qui nous ont marqués, dont le souvenir reste encore vif, présent. Zafar Baloch est de ceux-là.
Zafar est gangster. Du moins, il l'était. Jusqu'à ce 18 septembre. Ce géant au torse large comme une armoire à glace, aux paluches d'ours qui vous écrasaient les doigts d'une simple poignée, a été assassiné en pleine rue à Lyari. Dans ce quartier de Karachi, se joue une "guerre des gangs" sans merci où s'enchevêtrent rivalités politiques, ethniques, économiques au point de rendre incompréhensible la mort d'un tel ou d'un tel. Sur les chaînes pakistanaises, innervées de "breaking news" en ourdou qui fendent d'un seul coup l'écran en entier pour précipiter la crise cardiaque chez le téléspectateur, le trépas du gangster de Lyari a alimenté la Une de longues heures durant. Tout le monde à Karachi, monstre grouillant et grisant de près de 20 millions d'âmes, l'avait un jour entendu, craint ou vu à la télé. Si Coppola avait tourné la suite du "parrain" dans ce quartier défiguré aux airs de camps palestiniens, il aurait sans doute confié un des rôles principaux à ce Zafar Baloch.
En décembre dernier, mon collègue Hasan Mansoor et moi tentions de documenter cette "guerre urbaine" et plus généralement de comprendre qui tirait les ficelles de la violence à Karachi et pourquoi. Plus de 2.000 personnes y ont été assassinées l'an dernier. Un triste record qui devrait malheureusement être battu cette année.
Zafar Baloch nous avait conviés au QG de son "Comité populaire pour la paix", nom de son organisation caritative qui offre des cours aux jeunes filles après les heures normales de classe, distribue gratuitement des livres aux écoliers et aide les jeunes joueurs de football. Car Lyari, c'est une oasis urbaine de foot dans un pays épris de cricket. Pourquoi? Parce que cette enclave, près du port, est en quelque sorte un "Little Baloutchistan", nom de cette province instable, frontalière de l'Iran, la seule peut-être au pays où le ballon peut prétendre détrôner la batte. D'ailleurs, après notre rencontre, Zafar nous avait poussés à contempler un match amateur de foot dans le stade local. Stade qui a depuis été le théâtre d'un attentat à la bombe.
Bref, les "gangsters" ne se présentent jamais comme tel. Et Zafar n'échappait pas à la règle. Mais son corps le trahissait. Car il marchait appuyé sur une canne depuis que l'explosion d'une grenade avait entaillé le bas de sa jambe droite. Lorsqu'il soulevait sa tunique bleu pâle, une attelle de métal jaillissait, enserrant son tibia. La police pakistanaise avait lancé au printemps 2012 une opération sanglante contre les gangsters de Karachi soupçonnés de trafic de drogue, d'armes, d'extorsion et de meurtres. Dans les rues adjacentes à l'édifice de trois étages fraîchement peint de son "comité pour la paix", la guérilla urbaine faisait rage. Le jour de notre rencontre, Zafar, mi-quarantaine, montrait du doigt les positions d'antan des francs-tireurs, mais se tenait dans la rue sans arme, ou garde rapprochée, comme pour signifier qu'il contrôlait le terrain, qu'il était un des roitelets de Lyari.
"Tu vois, la terre à Karachi est très précieuse et son contrôle est la mère de tous les conflits. Tout le monde est impliqué", zézayait-il, comme si un cheveu ne décollerait jamais de sa langue.
Si tout le monde était impliqué, Zafar aussi l'était. A Karachi, les groupes armés sont souvent liés à des partis politiques. Zafar et son puissant frère Uzair tenaient les rênes de Lyari pour le Parti du peuple pakistanais (PPP), formation à la tête du pays de 2008 jusqu'au printemps dernier. Or le principal parti de Karachi, le MQM, voulait reprendre le contrôle de ce quartier stratégique, près du port et des places d'affaires, qui échappait à son emprise.
C'est ainsi qu'au cours des dernières années, ces deux partis se sont affrontés par gangs interposés à Lyari. Zafar n'était pas le plus terrifiant des gangsters locaux. Son frère Uzair Baloch, ou les défunts Rahman Dakait et Arshad Pappu, avaient sans doute inspiré davantage de craintes. Mais Uzair a pris le large cet été peu avant un raid de la police qui l'accuse du meurtre de Pappu. Restait Zafar comme symbole de cette dynastie de gangsters locaux.
Vidéo AFP de janvier 2013 sur les violences à Karachi, dans laquelle s'exprimait Zafar Baloch. Si vous ne parvenez pas à la visualiser correctement, cliquez ici.
A l'annonce de sa mort, j'avais l'étrange impression d'avoir interviewé un mort, du moins un homme que je savais destiné à mourir avant moi. Pas que Zafar était un ami, pas que je le connaissais vraiment. Nous n'avions passé qu'un seul après-midi ensemble, mais le souvenir de cette rencontre était à peu près intact. Et rejaillissait comme si un défibrillateur me tamponnait le cœur. C'était aussi le curieux sentiment aussi d'avoir touché au plus près à ce qui fait l'essence de la politique au Pakistan, où l'ombre d'une attaque plane toujours sur les chefs et leurs partisans sur le terrain.
Ce sentiment je l'avais déjà il eu y a près de deux ans lorsque Khalil Ibrahim, chef d'un des principaux groupes rebelles du Darfour, avait été tué dans des combats avec l'armée soudanaise. Correspondant de l'AFP au Soudan par le passé, j'avais à quelques reprises interrogé par téléphone le "Dr. Khalil" et me souvenais d'un soir où il m'avait appelé par erreur en s'excusant d'avoir composé le mauvais numéro. Mais je n'avais jamais rencontré de visu ce chef de guerre, contrairement à Zafar Baloch.
Le Baloutche a été inhumé jeudi 19 septembre près du petit stade de foot de Lyari au parfum de poussière. Et avec lui, ses secrets et ceux d'une partie de la "guerre des gangs" du quartier.
Guillaume Lavallée est correspondant de l'AFP à Islamabad.