Dans le Krak des chevaliers tenu par les rebelles syriens, fin juin 2012 (photo: AFP / Djilali Belaid)

Les fantômes du Krak des Chevaliers

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PARIS, 3 juillet 2013 – En arabe, le Krak des Chevaliers s’appelle Qalaat al-Hosn, «le château fort». C’est une forteresse croisée construite il y a mille ans au sommet d’une colline aux flancs abrupts. Le Krak domine toute la région, ainsi que l'autoroute reliant Damas à Homs et à la Méditerranée. Il a été conquis par la rébellion syrienne dans les premiers mois de l’insurrection.

Il y a un an, fin juin 2012, je me suis rendu dans cette citadelle pour y tourner ce reportage vidéo. A ma connaissance, aucun autre journaliste étranger n'y est allé depuis le début de la guerre en Syrie. Une expédition dangereuse dont la préparation m’a pris un mois.

Difficile de parler de la façon dont j’ai pu gagner le Krak sans mettre en danger tous ceux qui m’ont aidé. Certains d'entre eux ont par la suite été arrêtés alors qu’ils transportaient des cartouches pour des Kalachnikov, selon mes contacts sur place.

Alors que puis-je dire ? Qu’il me faut d’abord me rendre dans le Akkar, une région au nord du Liban, la plus pauvre du pays, sans me faire repérer par les services de sécurité libanais en grande partie favorables au régime de Bachar al-Assad. Les journalistes ne sont pas les bienvenus dans cette contrée. On doit franchir un barrage de l'armée pour s’y rendre. Premier obstacle.

Par la suite, il faut traverser la frontière qui sépare le Liban de la Syrie. Je m’y prends à trois reprises. Par deux fois, je renonce au dernier moment. Je ne le sens vraiment pas. Selon des informations obtenues auprès de personnes connaissant bien les lieux, le point de passage est surveillé jour et nuit par des tireurs d’élite des forces pro-Assad.

La troisième tentative est la bonne. Le jour venu, mal rasé et habillé en livreur de pizzas sur les conseils de mes passeurs, je franchis la frontière les mains dans les poches pendant que ma caméra et tout mon matériel empruntent un autre chemin. Je les retrouve plusieurs heures plus tard.

Puis, c’est le voyage tortueux et périlleux jusqu’à Azzara, la ville au pied du Krak, à quelques kilomètres de la frontière. Je mets huit heures à franchir cette distance, à l’arrière de motos ou caché dans des voitures, esquivant ou franchissant au culot trois barrages de l’armée syrienne, pris à chaque fois d’une décharge d’adrénaline dont je mets une heure à me remettre. Je passe aussi d’interminables moments dans des maisons sûres en attendant que la route, devant nous, se dégage…

Pour des raisons assez complexes, il existe une sorte de statu quo entre les rebelles et l’armée à Azzara. La ville est depuis le début du conflit tenue par l’Armée syrienne libre, des déserteurs en majorité. Elle est régulièrement bombardée par les forces pro-régime mais il n’y a pas d’attaque frontale. Une fois qu’on y est, on se retrouve en relative sécurité. Depuis les champs autour de la ville, la vue du contrefort du Krak, là-haut dans les nuages, est impressionnante. L'importance stratégique de cette magnifique forteresse saute tout de suite aux yeux. Une importance qui n'a pas diminué en mille ans...

(AFP / Djilali Belaïd)

Mais il est extrêmement difficile d’y accéder. Le Krak est sans arrêt bombardé par des chars et des pièces d'artillerie. Les forces du régime veulent à tout prix empêcher les renforts rebelles d’y accéder. On ne peut s'y rendre que de nuit, en empruntant un chemin grêlé de cratères.

Sur un flanc, la forteresse est entourée de petites maisons autrefois peuplées de gens qui vivaient du tourisme et de l'agriculture. Tous les matins, des commandos de l’armée syrienne et des shabbiha, les miliciens pro-Assad, y effectuent des incursions pour essayer de reprendre le hameau, maison par maison.

Je me mets en route pour le Krak avant l’aube. Sur le chemin, nous entendons des coups de feu, mais pas de tirs d’artillerie. Quand le jour se lève, la forteresse est engluée dans un épais brouillard. Image surréaliste, cauchemardesque. On n’y voit pas à cent mètres. A deux reprises, je suis visé par un sniper. Mais je ne suis pas touché. Pendant tout ce reportage, je ne serai jamais abandonné par la chance.

Brusquement, une violente fusillade éclate. Je ne sais pas où je suis. Je ne sais pas d’où viennent les tirs. Les rebelles, eux aussi, sont pris au dépourvu. Nous sommes en plein trou noir. Sous mes yeux, un jeune se fait tuer de deux balles dans la tête. Ses camarades, parmi lesquels son frère, évacuent le corps à toute vitesse. Je continue à filmer. En me voyant, le frère pète les plombs. Il me vise avec sa kalachnikov, cherche partout un chargeur pour me tirer dessus… Il est raisonné par les autres rebelles. Il sera tué lui aussi, quelques instants plus tard.

(AFP / Djilali Belaïd)

Et c’est là qu’un enfant sorti d’on ne sait où apparait soudainement. Il doit avoir douze ou treize ans. Il appelle son camarade mort, le pleure un instant puis, aussitôt, repart au combat. Apparition fantomatique au visage juvénile qui sort de la brume et qui y retourne. L’épisode est tellement étrange, tellement dur, que j’ai encore du mal à me convaincre qu’il était réel. Dans le Krak, j’ai peur. C’est une vraie peur, intense, qui ne me paralyse pas mais qui, bizarrement, atténue dans ma mémoire les instants les plus durs.

La caméra m’aide énormément. Elle dresse une sorte de frontière entre moi et la réalité. Je vis ces instants comme si je les voyais à la télé. Je suis à fond dans l’écriture, dans la manière de construire mon sujet. Je fais bien attention de ne rien filmer qui pourrait compromettre les rebelles. Après, quand tout sera fini et quand je serai de retour à la maison, je penserai aux gens qui étaient avec moi, je revivrai certaines scènes, je ferai quelques cauchemars. Mais sur le moment, je ne me rends pas compte de l’extrême dangerosité de ce que je suis en train de vivre.

Je reste quelques minutes dans le Krak, avec les combattants qui évoluent sur les murailles du château et aux alentours. Jamais on ne me laissera voir ceux qu’on appelle «les fantômes du Krak», ces guerriers qui vivent en permanence au cœur même de la forteresse pour surveiller la région de haut et empêcher les incursions. Combien sont-ils? A quoi ressemblent-ils? Difficile de le savoir.

Je reste deux jours et deux nuits dans la région. Et puis j’apprends que des espions du régime rôdent en ville et m’ont probablement repéré. Je dois partir précipitamment.

Malgré le risque, je pense que cela valait le coup d’aller au Krak des Chevaliers. La plupart des images de la guerre en Syrie nous viennent d’Alep ou d’autres grandes villes. Le Krak, lui, est isolé. C’est une poche totalement encerclée où presque personne ne peut accéder. J’ai vu les insurgés combattre dans des conditions de dénuement extrêmes, fabriquant eux-mêmes leurs balles, vivant avec très peu d’argent. Ils sont dirigés par des officiers déserteurs aguerris. Grâce à quoi, malgré les bombardements incessants, malgré les morts, le Krak tient toujours.

(AFP / Djilali Belaïd)