« Tout aurait été si calme si… »
ISLAMABAD, 4 juillet 2013 - Ce fut à la fois mon premier scoop, le plus grand de ma carrière et le début d’une des plus belles histoires de ma vie, celle de l’AFP Islamabad.
On était en 1979, à la veille de Noël, j'étais pigiste pour l'AFP depuis moins d’un an, et le chef français du bureau était en vacances au Sri Lanka.
Tout aurait été si calme si l’Union soviétique n’avait décidé d’envahir l’Afghanistan ce jour-là.
L'AFP n'avait à l'époque personne en Afghanistan, et j'étais donc seul au Pakistan lorsque nous parvinrent les premières rumeurs de bruit de bottes rouges.
C'était le temps d'avant internet et les transmissions satellite. Sur la vieille ligne téléphonique fixe hoqueteuse et grésillante, j'ai fini par joindre plusieurs réfugiés et groupes de combattants anticommunistes afghans qui m'ont tous dit que oui, l'Armée Rouge avait bien pénétré en Afghanistan en franchissant la rivière Amou-Daria depuis le port tadjik de Tirmiz, au nord.
Après avoir vérifié, revérifié, fait répéter trois fois chacune de mes sources, j'ai fini par m'asseoir. Je pouvais annoncer au monde ce qui allait être un des derniers chapitres de la Guerre froide, et l'un des plus sanglants.
J'ai tapé quelques lignes à toute vitesse sur une machine à écrire et me suis précipité au bureau de poste le plus proche, où je suis entré comme un fou pour aller tendre mes premières lignes à l'opérateur de télex, qui les a envoyées à l'AFP à Paris. Quel soulagement quand le télex nous est ensuite revenu, confirmant l'envoi!
C'est ainsi que l'AFP apprit au monde entier l'invasion soviétique de l'Afghanistan, avec une confortable avance sur la concurrence. Quand je l'ai envoyée, je savais que c'était une grosse histoire pour la région, mais je n'imaginais pas que ça ferait la une dans le monde entier.
Sami Zubeiri confirme le coup d'Etat pro-soviétique en Afghanistan de décembre 1979
A son retour de vacances, le chef de bureau était choqué que l'on n'ait pas ce jour là signé le papier général de mon nom. Moi je trouvais ça normal: vu que personne ne me connaissait, pourquoi auraient-ils mis mon nom?
Dans les heures qui ont suivi l'annonce de l'invasion, j'ai continué à glaner des informations et à envoyer d'autres télex. A l'époque, on n'envoyait jamais plus de 200 ou 300 mots, et le background était ajouté à Paris. J'ai à peine dormi les jours suivants, passant mon temps à canaliser la cascade d'évènements qui arrivait de Kaboul. Destruction du palais présidentiel, assassinat du président Hafizullah Amin... des histoires dont on m'a dit par la suite que l'AFP avait battu ses concurrentes étrangères avec huit à douze heures d’avance.
Quelques mois plus tard, Paris me nomma correspondant permanent. Ce fut le tournant de ma carrière. Je devins le tout premier journaliste pakistanais à travailler à plein temps pour une média étranger. C'était une lourde décision à prendre, car cela impliquait de quitter un emploi sûr à l'APP, l’agence de presse gouvernementale où je travaillais. Mais jamais je ne l'ai regrettée.
Au cours des 35 années suivantes j'ai écrit sur tous les gros évènements qui ont secoué la région, et vécu en parallèle des changements technologiques qui ont radicalement transformé et accéléré le travail de l'AFP.
Aujourd'hui, chaque journaliste peut taper une alerte et envoyer dans la foulée ce qui fera en quelques secondes la une des médias et réseaux sociaux.
A mes débuts à l'AFP Islamabad, on donnait les histoires urgentes au jardinier, qui enfourchait aussitôt son vélo pour le bureau de poste, qu'il ne quittait qu'une fois l'envoi du télex confirmé.
Quand le Pakistan confirma la peine de mort de l'ancien Premier ministre Zulfikar Ali Bhutto en 1979, nous avions échafaudé une stratégie de pointe - pour l'époque - avec le chef de bureau Jean-François Le Mounier. Lui partit écouter la sentence au tribunal, pendant que je me plantai au bureau de poste le plus proche, à côté de l'opérateur des télex, que je m'étais mis dans la poche en lui offrant des tasses de thé et des cigarettes. J'avais en main la bande perforée annonçant la confirmation de la peine, prête à être avalée par le télex. Lorsque Le Mounier est arrivé aux portes du bureau de poste, au coude à coude avec des dizaines d'autres correspondants étrangers, il a crié: "Rejeté!" et j'ai pressé le bouton. Et on a battu tout le monde.
En 1985, révolution: le bureau d'Islamabad reçut son tout premier ordinateur, une machine qui n'avait pas de mémoire. Je me rappelle ce chef de bureau qui venait de terminer un papier de 500 mots quand survint une panne d'électricité: il avait tout perdu. De rage, il cria et frappa du poing sur sa table de verre qui se brisa. On dut bander sa main blessée. Peu après arrivèrent de nouveau ordinateurs pourvus, eux, d'une modeste mémoire.
Les couvertures de terrain restaient elles aussi artisanales. Comme en 1986 à l'aéroport de Karachi, dans le sud du Pakistan, lorsqu'un avion de la Pan-Am à destination de New York fut détourné par un commando palestinien. J'ai dû ramper sur le tapis à bagages pour pouvoir aller jeter un coup d'oeil sur le tarmac à travers les rabats de caoutchouc au moment où les Palestiniens ont pris l'avion d'assaut. Puis j'ai rampé en sens inverse avant de courir jusqu'à la première cabine téléphonique pour donner les infos. Les pirates de l'air furent neutralisés dans un assaut sanglant qui fit une vingtaine de morts.
Jusqu'en 1990 je fus le seul journaliste pakistanais au bureau de l'AFP, travaillant toute la semaine, à l'exception de quelques rares jours de relâche.
En 1988, j'ai fini par me programmer de premières vacances, car j'avais promis à ma femme de l'emmener voir sa famille à Lahore, à près de 400 km d'Islamabad. Mais lorsque nous y sommes arrivés, la télévision locale a annoncé que le président Zia ul-Haq avait disparu dans un accident d'avion.
J'ai juste eu le temps de boire un verre d'eau et de reprendre le même taxi qui nous avait amenés d'Islamabad pour y retourner fissa. Il faisait nuit lorsque je suis arrivé au bureau, où le chef m'a dit: "Tu te charges du papier général de 3h00 du matin". Et je suis resté au bureau 36 heures d'affilée.
J'ai été de nombreuses fois en Afghanistan, notamment pour couvrir la sanglante guerre civile de 1992-1996. En 1996, les talibans ont pris le pouvoir et le monde s'est de nouveau intéressé au pays. Cette nuit-là, au bureau, j'ai repris la cigarette, que j'avais arrêtée depuis huit mois.
Pas de relâche non plus côté pakistanais, où j'ai couvert ces années là les élections et les chutes de Benazir Bhutto et Nawaz Sharif, les essais nucléaires pakistanais de 1998 et le coup d'Etat du général Musharraf l'année d'après. A la fin 2001, quand les Etats-Unis ont envahi l'Afghanistan, je suis allé à la frontière afghane pendant deux semaines, en duo avec le reporter Chris Otton.
La dernières décennie n'a pas été plus calme au Pakistan, entre les tirs de drones américains, le siège sanglant de la Mosquée rouge d'Islamabad, l'assassinat de Benazir Bhutto, la montée de l'extrémisme et l'émergence des talibans locaux, le départ de Musharraf, la mort d'Oussama ben Laden...
Côté technique, les appareils photo numériques, les ordinateurs plus puissants et mobiles, les téléphones satellitaires sont venus nous aider à supporter une charge de travail toujours plus lourde et exigeante.
Nous avons engagé des journalistes supplémentaires et loué une maison plus grande pour le bureau, dans un quartier central proche du parlement.
Mais en septembre 2008, le talibans pakistanais, proches d'Al-Qaïda, ont précipité un camion chargé de plus de 500 kilos d'explosifs contre le Marriott, un hôtel cinq étoiles situé à quelques centaines de mètres de là, tuant au moins 60 personnes. L'explosion, sourde et massive, a secoué une partie de la ville et fait éclater les vitres du bureau, qui a déménagé les mois suivants dans un autre quartier moins exposé.
Aujourd'hui, l'AFP Islamabad est un gros bureau qui comprend cinq journalistes expatriés et plus d'une vingtaine de staff et pigistes locaux permanents, sans compter le bureau de Kaboul qui lui est rattaché.
Lorsque j'ai commencé mon histoire avec l'AFP à la fin des années 1970, jamais je n'aurais imaginé voir un jour un bureau si important, et pourvu de tels équipements multimédias.
Quels changements, quelles histoires, quelle aventure.
Sami Zubeiri, correspondant de l'AFP à Islamabad depuis 1978, a pris sa retraite début juillet 2013. Ci-dessous: reproduction d'une de ses dépêches écrites après le coup d'Etat pro-soviétique de décembre 1979 en Afghanistan: