Une rue dévastée dans le quartier de Saladin à Alep, le 8 avril 2013 (AFP / Dimitar Dilkoff)

Un ange gardien dans une guerre inconnue

ALEP (Syrie), 5 juin 2013 – Je suis à genoux, mains derrière la tête. Un garde-frontière turc me toise de façon menaçante. Il presse le canon de sa Kalachnikov sur ma cuisse et aboie quelque chose en arabe – beaucoup de Turcs des régions frontalières avec la Syrie le parlent.

Que veut-il ? Mon passeport ? Je m’empresse de l’extraire de mon sac. Ma carte de presse? Je la lui tends. Ma tête? Euh… j’espère que non… Je fais mon possible pour l’encourager à ôter son doigt de la gâchette, mais il continue à se montrer agressif et à fouiller sans ménagement dans mon sac.

Finalement, c’est mon «fixeur» arabisant qui me tire du pétrin. J’essaye d’entrer en Syrie pour deux semaines de reportage en me mélangeant à une foule de réfugiés qui, périodiquement, retournent dans leur pays malgré le danger pour s’assurer que leurs maisons et leurs biens sont toujours là. Le garde m’a pris pour l’un d’entre eux. Le malentendu est levé. Il me laisse passer.

Des réfugiés syriens retournent dans leur pays au poste frontière de Cilvegozu, en Turquie, le 14 mai 2013 (AFP / Bülent Kiliç)

J’ai eu chaud. Pas seulement parce qu’un gaillard en uniforme a menacé de me tirer dessus, mais aussi parce que je n’ai rien compris à ce qu’il criait. Je me rends compte que j’ai désespérément besoin d’un interprète. La prochaine fois que quelqu’un me tiendra en joue avec son arme, je veux au moins savoir pourquoi.

Trouver un interprète en Syrie n’est pas une mince affaire. La guerre civile qui est entrée dans sa troisième année a vu fleurir toute une industrie de «fixeurs» improvisés qui se mettent au service des reporters étrangers: des petits commerçants, des coiffeurs, et même des déserteurs de l’armée du régime qui peuvent facilement vous arranger une interview avec un redoutable commandant de la rébellion au cœur de son fief, mais qui s’avèrent en général incapables de traduire de façon intelligible ses propos en anglais.

Pendant mes deux premiers jours à Alep, la grande ville du nord de la Syrie, l’absence d’interprète est pour moi un énorme handicap. Dans un quartier populaire fraîchement bombardé par un avion gouvernemental, je cherche à communiquer avec les familles qui fouillent dans les décombres de leurs maisons. Impossible. Frustrant.

Pendant la bataille pour le contrôle de l'hôpital d'Al-Kendi à Alep, le 10 avril 2013 (AFP / Dimitar Dilkoff)

Et puis, un soir, je pousse la porte d’un cybercafé pratiquement vide tenu par un jeune homme de 23 ans – appelons-le Karim. Les clients sont devenus rares depuis le début de la guerre, et il se montre ravi d’en accueillir un nouveau. Mais dix minutes plus tard, panne de courant. Internet tombe en rade. Et l’eau courante est également coupée. Des explosions résonnent dans le lointain. Rien d’inhabituel à Alep, mais Karim m’accuse en blaguant de lui porter la poisse. «Si tu restes cinq minutes de plus ici un obus va nous tomber dessus!» s’exclame-t-il.

Il a prononcé cette phrase dans un anglais presque parfait, déclenchant les rires des clients autour de lui. Je sais alors que mes ennuis sont terminés. Karim sera mon interprète.

Au cours des jours suivants, il m’accompagne près du front. Il m’aide à éviter la ligne de mire des tireurs embusqués qui pullulent. Grâce à lui, j’interroge des rebelles et des civils pris en tenaille dans cette horrible guerre.

En terre étrangère, un journaliste ne peut être bon que si son interprète l’est aussi. L’interprète est vos yeux et vos oreilles. Il est votre guide dans un monde inconnu, la lumière qui vous aide à comprendre les situations les plus complexes. Et Karim s’avère être encore bien plus que ça. Il a le don pour déclencher de petites étincelles magiques de sincérité chez le plus raide et le plus taciturne des interviewés.

Après une frappe de l'aviation gouvernementale syrienne contre deux immeubles d'habitation à Alep, le 7 avril 2013 (AFP / Victor Breiner)

C’est à travers les yeux de Karim que je peux saisir toute la misère, tout le désespoir qui sévit à Alep. Karim est ma fenêtre sur cette ville, ancien centre de gravité pour tous les musiciens, artistes et intellectuels de Syrie, et qui n’est maintenant plus qu’un monde de souffrances. L’Alep de 2013 est laide, glauque et dangereuse à tous les coins de rue. C’est une ville figée dans une impasse meurtrière. Le bruit sourd des échanges d’artillerie rythme le jour comme la nuit.

Cette guerre est en train de rendre les gens insensibles au chagrin. Les Syriens ont arrêté de regarder la réalité. Un exemple? Un avion gouvernemental passe en rugissant au-dessus d’Alep et tire un missile sur un immeuble résidentiel. Le bâtiment s’effondre en quelques secondes, des dizaines de personnes sont tuées, c’est le chaos, tout le monde hurle. Mais à quelques rues de là, la vie poursuit son cours comme si de rien n’était. La circulation ne s’est pas arrêtée. Les marchands ambulants continuent à héler le chaland. Une femme berce doucement son enfant dans son landau. A l’hôpital, des mutilés hurlent de douleur et se convulsionnent tandis que, assis à côté du médecin, un garde de sécurité astique tranquillement son arme.

Vente de pains dans le quartier Sheikh Maqsud d'Alep, le 14 avril 2013 (AFP / Dimitar Dilkoff)

Au milieu de toute cette horreur, l’humour et le charme de Karim m’aident à tenir le coup. A un moment, je lui explique que les points de vue féminins font cruellement défaut dans mes papiers et je suggère d’aller interviewer quelques femmes – ce qui est toujours un peu délicat pour un journaliste de sexe masculin dans un pays musulman comme la Syrie. «On va se faire passer à tabac par leurs frères et leurs maris», plaisante Karim en prenant un air faussement horrifié. Au final, nous nous lançons, et personne ne se fait tabasser. Cela donne un reportage sur les combattantes kurdes dans Alep.

Karim affirme que son anglais est «correct à 80%». C’est un plaisir que de le voir trifouiller dans le dictionnaire de son smartphone à chaque fois qu’il se retrouve à court de mots.

Il remarque que j’ai l’air de ne pas beaucoup apprécier les tasses de thé ultra-sucré que nous offrent chacune des personnes que nous interviewons. «Plus ils t’aiment, plus ils mettent de sucre dans ton thé», rigole-t-il. C’est quand je suis avec Karim que le thé offert par nos hôtes est le plus sucré.

Un rebelle syrien observe les positions de l'armée du régime dans le quartier Saif al-Dawla d'Alep, le 5 avril 2013 (AFP / Dimitar Dilkoff)

Mais la bonne humeur communicative de Karim masque une profonde tristesse. Un jour, je l’interroge sur le fond d’écran que j’ai remarqué sur son ordinateur: la photo d’un jeune homme souriant d’à peu près le même âge que lui. Je réalise tout de suite que j’ai mis le doigt sur quelque chose de sensible. C’est son meilleur ami, Ayman. Un étudiant en littérature anglaise qui avait rejoint les rangs de l’Armée syrienne libre, et qui est récemment tombé au combat.

Karim ouvre un fichier dans son ordinateur et me le montre. C’est une photo du corps ensanglanté d’Ayman. Il a été tué d’une balle dans la tête par un sniper. Karim l’avait vu pour la dernière fois une semaine avant sa mort. Il disait qu’il en avait assez de la guerre et qu’il voulait rentrer chez lui et se marier.

J’accompagne Karim quand il va présenter ses condoléances au frère aîné de son ami, qui travaille comme infirmier dans un hôpital. Ils s’embrassent, s’étreignent, pleurent.

Des Syriens fuient les combats pour le contrôle de l'hôpital Al-Kendi d'Alep, le 10 avril 2013 (AFP / Dimitar Dilkoff)

Alors que nous sortons du bâtiment, Karim m’apprend que la plupart de ses amis ont fui Alep depuis le début de la guerre. Je lui demande: «et pourquoi pas toi?» Impossible, répond-il. Il ne pourrait soutenir le regard de quiconque, à l’étranger, lui demanderait pourquoi il a abandonné son pays au beau milieu d’une telle crise.

Le jour de mon départ d’Alep, j’aurais voulu dire à Karim que j’aimerais que nos chemins se croisent encore. Que j’aimerais revenir un jour pour assister à son mariage. Que j’aimerais m’asseoir autour d’une table et rire avec lui à nouveau.

Mais alors que la guerre continue à faire rage, plus personne ne formule ce genre de vœu. En Syrie, le lendemain n’est promis à personne.

Une femme mendie dans le quartier de Saladin à Alep, le 8 avril 2013 (AFP / Dimitar Dilkoff)
Anuj Chopra