Il y a un an : la photo de l'arrestation de Kadhafi
LYON (France), 19 octobre 2012 - Misrata, le 20 Octobre 2011, 06h00. Ce matin, je quitte l'hôtel une heure plus tôt que la veille, pour rallier Syrte à 250 kilomètres de là. Dans la voiture conduite par un jeune libyen, je suis en compagnie de Daphné Benoit, une des envoyées spéciales de l'AFP, et d'une journaliste américaine. C'est mon cinquième jour de reportage en Libye.
Après les violents combats des deux derniers jours, la ville est sur le point de tomber. Quelques centaines de combattants pro-Kadhafi résistent toujours dans le centre-ville et sont soumis à des bombardements incessants et aux assauts des rebelles qui progressent maison par maison.
Depuis quatre jours nous faisons des allers retours entre notre base arrière à Misrata, et Syrte, où se déroulent les derniers combats de libération de la Libye dans l'ultime kilomètre carré encore tenu par les fidèles du Colonel Kadhafi.
Avant de partir notre petit groupe vérifie les dernières informations que l'AFP a transmises dans la nuit. Une dépêche retient notre attention. Un groupe de combattants pro-Kadhafi a tenté de s'enfuir de la ville en fin de nuit. Pas d’autres détails.
La route, qui longe par endroit la Méditerranée, est en bon état mais reste dangereuse car nous roulons vite et des obstacles peuvent surgir à tout moment : une carcasse de véhicule, un trou d'obus.
Arrivés dans les faubourgs de Syrte, nous comprenons que la ville est tombée. Dans les rues, des rebelles se félicitent et se serrent dans les bras, tandis que d'autres accrochés à des pick-up hérissés de mitrailleuses ou de canons anti-aériens, brandissent le nouveau drapeau national. Plus loin, un groupe de combattants hurlent leur joie en vidant leurs chargeurs de Kalachnikov dans les airs.
Abandonnant mes compagnes à leur reportage, je sillonne les rues. Je prends beaucoup de photos. Ces premières images sont importantes. Je dois les diffuser rapidement grâce à ma station satellitaire Inmarsat.
J'entends soudain des coups de feu au loin, ce sont des tirs d'armes automatiques provenant de la partie ouest de la ville.
En compagnie de deux photographes espagnols et d’une journaliste américaine, je grimpe sur un pick-up qui se dirige dans cette direction. Au bout de trois à quatre kilomètres, les véhicules sont arrêtés à un rond-point. Il règne une étrange atmosphère d'excitation.
Les combats sont tout près. Des secouristes donnent les premiers soins à un homme blessé à la cuisse. Nous repartons accrochés, cette fois, à un pick-up qui fonce à une vitesse folle. Les pneus crissent, le véhicule fait des embardées.
Un tas de terre coupe la route. Nous sautons du véhicule, trop dangereux. Nous trouvons une ambulance, entassés à l'arrière, nous arrivons sur une route, à plusieurs voies, qui traverse des champs où sont stationnés des dizaines de véhicules.
Sitôt descendu le l'ambulance, je suis assailli par des dizaines de personnes qui se précipitent sur moi, criant, gesticulant et m'indiquant un endroit à une cinquantaine de mètres où de nombreux individus sont rassemblés.
Je me précipite en contrebas de la route, dans le lit d'une rivière asséchée. Des rebelles armés sont positionnés devant deux cylindres en béton qui servent d'évacuation des eaux, ils nous interpellent en arabe, mais un mot se détache "Kadhafi, Kadhafi..."
Devant l'un des deux tuyaux, un combattant gît dans une drôle de posture, mort, près de lui d'autres corps sans vie, plus loin, un autre homme grièvement blessé, est allongé sur le dos. Il a le visage peint en bleu. Il est pris à partie par des rebelles qui sont penchés sur lui.
Il y a beaucoup de monde, je fais des photos de tout ce que je vois, en tentant de comprendre ce qu'il s'est passé.
En m'approchant de l'entrée d'un des cylindres, un combattant me montre l'intérieur et prononce le nom de Kadhafi. Il ne parle que l'arabe, je lui demande de me confirmer si c'est bien Kadhafi qui se trouve à l'intérieur, "Kadhafi, Kadhafi..." me répondent d'autres combattants en me désignant le trou.
C'est à cet instant que je comprends. Et l’information est incroyable. Kadhafi a été capturé à cet endroit, caché dans une des canalisations de béton.
Non loin de là, un groupe d'une dizaine de personnes se bousculent pour essayer d'apercevoir ou d'attraper quelque chose. Je me rapproche pour tenter de voir à mon tour, tout le monde se pousse, crie, bref, une belle pagaille.
Brusquement, l'homme qui tient la chose convoitée s'accroupit, suivi du reste de la troupe qui se retrouve à mes pieds.
Je tente de me faire une place mais je suis gêné par mon gilet pare-balles, mon casque et mes boîtiers photographiques. Finalement, je m’immisce et découvre ce qui les fascine: un écran de téléphone cellulaire où est diffusée une vidéo. Les premières images sont floues et imprécises, on devine une bousculade, beaucoup de personnes courent, toujours des cris, tout à coup le visage de Kadhafi au milieu de la mêlée, moment bref, comme une apparition.
Je n'ai plus de doute, c'est l'arrestation du dictateur. Je place mon appareil photo au-dessus de l'écran du téléphone. Visiblement agacé, l'homme me repasse la vidéo, toutes les personnes agglutinées sur moi m'écrasent le dos, j'étouffe. Les images défilent, Kadhafi apparaît, je fais quatre photos de l'écran en rafale, le groupe se disloque et le propriétaire des images s'en va en courant, refusant de les montrer à nouveau.
Je me redresse et vérifie la qualité des images sur l'écran de mon boîtier.
J'ai réussi à prendre Kadhafi en gros plan, gravement blessé avec le visage et les vêtements en sang.
Tout est allé si vite.
Mais où donc est Kadhafi ?
Je cherche un hôpital et en trouve un à la sortie de Syrte sur la route de Misrata. Plusieurs dizaines de combattants sont rassemblés et portent en triomphe un jeune homme qui brandit un pistolet doré. Un groupe de journalistes se trouvant là, les rebelles en profitent pour faire le spectacle avec cette arme, qui appartient à Kadhafi.
Une équipe de journalistes anglais me confirme l'arrestation de Kadhafi et son transfert vers Misrata, grièvement blessé.
Trop tard pour le suivre. Il faut que je transmette les photos et mon matériel se trouve dans la voiture de mon chauffeur à une dizaine de kilomètres. Le temps presse.
J'arrête un véhicule qui circule sur la route. Je monte à bord. Encore une fois c'est une ambulance. En arrivant dans les faubourgs de la ville, la chance me sourit, je croise mon chauffeur qui est venu à ma rencontre.
Nous nous arrêtons sur le bord de la route, je déballe mon matériel et commence mon travail d'édition. Sur les quatre photos prise de la vidéo, deux sont exploitables. Je les transmets tout de suite. N'ayant aucun moyen direct de parler avec le desk photo basé à Nicosie, j'envoie un courrier électronique pour leur expliquer les circonstances de prise de vue de ces photos.
Je l'apprendrai plus tard, ce seront les premiers documents qui informeront le monde de la fin de Kadhafi.
Une fois l'émission terminée, nous quittons Syrte pour retourner à Misrata.
A quelques kilomètres de notre but, mon téléphone cellulaire retrouve un réseau. Ma boîte vocale est pleine et les appels commencent à affluer.
Chacun veut ma réaction pour ce scoop, les premières images de l'arrestation de Mouammar Kadhafi.
Arrivé à l'hôtel je connecte mon ordinateur, j'ai 250 messages sur ma boîte mail, je réalise, en les lisant, l'impact de mes photos sur cette journée historique.
Philippe Desmazes est responsable photo de la région Centre-Est de la France, basé à Lyon. Il a été responsable photo de la péninsule ibérique de 2005 à 2009 et envoyé spécial sur plusieurs conflits et catastrophes naturelles, dont la Palestine, la Côte d’Ivoire et le tsunami à Sumatra. Son témoignage a déjà été diffusé par l'AFP à ses clients de la presse quotidienne régionale française dans le cadre des "Cahiers d'été" 2012.