Mort pour une tôle

San Ferdinando, Calabre (Italie) -- « Une cohabitation tendue, et puis un mort ». C’est un monde à part que celui des migrants africains, devenus ouvriers agricoles, dans le sud de l’Italie. Un monde avec ses règles et ses dangers, ses différents squats et ses camps, que je découvre en allant voir comment ils perçoivent l'arrivée du chef de l'extrême droite italienne, Matteo Salvini, au ministère de l'Intérieur.

Au milieu des champs d'oliviers et d'orangers, la belle 2X2 voies toute lisse file droit vers la mer. Soudain, le décor change radicalement. L'asphalte se creuse de nids-de-poules, la route est comme dévorée par les joncs: bienvenue sur le territoire de San Ferdinando, commune sans le sou déjà dissoute plusieurs fois pour infiltrations mafieuses, en plein fief de la puissante Ndrangheta, la mafia calabraise.

Des travailleurs agricoles migrants manifestent le 4 juin, à Gioia Tauro, après le meurtre de leur collègue Soumaila Sacko, 29 ans, dans la nuit du 2 au 3 juin. (AFP / Gianluca Chininea)

Ici, un Malien de 29 ans, Soumaila Sacko, a été tué au soir du 2 juin, alors qu'il fouillait avec deux compatriotes une usine désaffectée depuis 10 ans, à la recherche de tôles. La police a arrêté un proche d'un propriétaire de l'endroit, mais pour les compagnons de Soumaila, le premier responsable est Matteo Salvini et son slogan "Les Italiens d'abord".

Quelques heures avant le meurtre, il avait donné le ton: "Le bon temps pour les clandestins est fini, préparez-vous à faire les valises".

Matteo Salvini, ministre de l'Intérieur du nouveau gouvernement italien et patron du parti d'extrême-droite la Ligue, visite un centre d'identification des migrants à Pozallo, en Sicile, le 3 juin 2018. Il a fait de l'expulsion des clandestins une de ses priorités. (AFP / Carmelo Lenzo)

Même si plus de 90% d'entre eux sont en situation régulière, -détenteurs d'un titre de séjour ou avec une demande d'asile en cours-, les ouvriers agricoles africains qui s'entassent dans la vieille "tendopoli" (ville de tentes) de San Fernandino, au milieu d'une zone industrielle en décrépitude, ont pris l'attaque de front.

Quand j'arrive le 4 juin, la tension est vive. Je suis venue seule, sans photographe ni vidéaste. Si les conditions le permettent, nous reviendrons le lendemain faire des images. Je gare ma Panda de location près de l'une des voitures de police qui veillent à chacun des carrefours et je retrouve mes deux contacts sur place: Aboubakar Soumahoro, un responsable du syndicat USB, au sein duquel Soumaila militait, et Mamadou Dia, le médiateur de Medici per i diritti umani (Médecins pour les droits de l'Homme, Medu pour l'acronyme italien), une ONG très impliquée depuis plusieurs années à San Ferdinando.

Le village de tentes de San Ferdinando,près de Gioia Tauro,en Calabre. 5 juin 2018. (AFP / Gianluca Chininea)

Le camp semble presque vide. La saison des agrumes et des kiwis est terminée, la majorité des migrants sont partis pour les bidonvilles des champs de tomates des Pouilles. Il ne reste que quelques centaines de personnes, et en pleine journée, les plus vaillants sont au travail. C'est aussi le ramadan, et beaucoup restent allongés, épuisés, dans leurs cabanons.

La tension est vive. Les visages sont fermés. Un homme titube en hurlant de douleur dans un mélange d'italien, de français et de dialecte. "Soumaila était son ami", m'explique-t-on. Aboubakar le militant enchaîne les interviews et les coups de téléphone devant l'entrée du camp. Plus en retrait, Mamadou le médiateur prend le temps de me faire visiter les lieux.

Ce qui frappe d’abord, c'est la puanteur. Les alentours sont jonchés d'ordures, la route porte les traces de pneus brûlés. Il n'y a ni sanitaires dignes de ce nom ni eau courante. L'électricité est récupérée via un périlleux bricolage sur une ligne voisine.

Les migrants vivent dans de vieilles tentes héritées d'un premier camp érigé par les autorités et recouvertes de bâches en plastique. Ils dorment sur des matelas ou des nattes à même le sol. Plus récemment, ils ont commencé à installer des cabanons en tôles, celles que cherchait Soumaila, parce qu'elles sont moins dangereuses en cas d'incendie.

L'un des cabanons fait office d'église, un autre est devenu la permanence de l'USB. Plusieurs ont été transformés en petites boutiques de fortune qui proposent des sodas, des denrées alimentaires, de la lessive, des chaussures...

Une grande partie du camp porte les stigmates de nombreux incendies, provoqués par les réchauds à gaz mais aussi par des actes de malveillance, qu'ils viennent de l'extérieur du camp ou de conflit internes. Le dernier en date, fin janvier, a tué une jeune Nigériane.

Parce qu'il y a aussi des femmes, piégées dans un enfer tout particulier. Sobrement, Mamadou me fait comprendre que leur quartier est inapprochable. Celles que je vois sont très maquillées et peu vêtues. Aucune ne croisera mon regard. La passe coûte 5 euros en basse saison.

Manifestation du syndicat autonome USB après le meurtre du travailleur agricole et migrant Soumaila Sacko. A Rome le 16 juin 2018. (AFP / Alberto Pizzoli)

Les hommes aussi sont difficiles d'accès. Même avec mon téléphone et mon carnet bien au fond de mon sac, impossible d'entamer une conversation. Ces hommes viennent d'Afrique de l'Ouest, ils parlent français ou anglais et beaucoup sont ici depuis suffisamment longtemps pour se débrouiller en italien.

Mais les rares à ne pas m’éviter ne sont visiblement pas dans leur assiette. Alcool ou drogue ?

Plus probablement des troubles psychologiques liés aux traumatismes du déracinement, de la traversée du désert, de l'enfer libyen, de la Méditerranée et enfin de ces conditions de vie sordides.

Un homme se montre particulièrement affectueux, mais Mamadou veille avec son autorité tranquille à ce que cela ne dégénère pas. 

Manifestation de travailleurs agricoles à Gioia Tauro après le meurtre de Soumaila Sacko. 4 juin 2018. (AFP / Gianluca Chininea)

En pleine saison, ils sont entre 3 et 4.000 à travailler dans la plaine de Gioia Tauro. Près des trois-quarts d'entre eux n'ont pas de contrat de travail et pratiquement aucun ne reçoit de fiche de paie. Ils sont en général rémunérés à la caisse: 50 centimes pour les oranges, un euro pour les mandarines. La majorité parvient à gagner 3 ou 4 euros de l'heure. Seuls les plus habiles s'approchent du salaire minimum établi dans l'agriculture italienne à 48 euros net par journée de travail.

D'autant qu'une part de la paie va aux "caporali", ces intermédiaires souvent liés aux clans mafieux, qui mettent en contact exploitants et ouvriers et assurent le transport jusqu'aux vergers. Certains des migrants ont réussi à acheter une voiture pour prendre leur place.

"Pour les gens ici, le +caporal+ ce n'est pas le diable", explique Mamadou. "C'est quelqu'un qui a une voiture et qui parle avec les patrons, il est utile, il te donne du travail. Mais pourquoi ne pas activer des listes de disponibilité dans les centres pour l'emploi de la région ? Si l'Etat fait son travail d'intermédiaire, il n'y a plus de +caporali+".

Beaucoup d'autres sillonnent à vélo les petites routes de la région. Pas toujours très sûr, parce que de conducteurs locaux s'amusent à leur faire peur. Dès l'arrivée des premiers ouvriers agricoles africains à la fin des années 1990, la cohabitation a été tendue. En janvier 2010, une révolte a même éclaté quand des tirs de carabine ont visé trois migrants. Des centaines d’entre eux ont alors convergé vers Rosarno, la petite ville voisine, pour crier leur colère. Bilan: 67 blessés dans des affrontements avec les forces de l'ordre et des opérations de représailles anti-migrants.

Des mandarines non récoltées dans un champ de Rosarno en Calabre, près de Ferdinando, en janvier 2010. Plus de 900 migrants travailleurs agricole avaient fui les champs après des heurts violents avec la population locale. (AFP / Carlo Hermann)
Un migrant et travailleur agricole attend son évacuation à Rosarno, le 9 janvier 2010. Les migrants avaient été la cible d'une véritable "chasse aux noirs" par des habitants italiens au lendemain d'une manifestation où ils dénonçaient leurs conditions de travail. (AFP / Carlo Hermann)

 

Depuis, les autorités veillent. Des voitures de polices et un camion de pompiers sont stationnés en permanence près du camp de San Ferdinando. Et ce 4 juin en fin d'après-midi, le préfet de Reggio de Calabre, Michele Di Bari, a pris la peine de venir à la mairie pour rencontrer une délégation, en présence de la presse.

Sous l'œil indifférent de mannequins revêtus des costumes traditionnels de la région, un dialogue de sourds s'installe entre le préfet qui tient à rappeler toutes les mesures prises pour aider les migrants et contrôler leurs conditions de travail, et Aboubakar, qui martèle sa colère. "La violence, c'est nous qui la subissons. Il n'y a jamais eu de +bon temps+ pour nous", insiste-t-il en référence aux propos du nouveau ministre de tutelle de M. Di Bari.

Manifestants pour l'accueil des migrants, à l'occasion de la visite du nouveau ministre de l'Intérieur Matteo salvini dans un centre d'identification à Pozzallo, en Sicile. 3 juin 2018. (AFP / Carmelo Lenzo)

Il est temps pour moi de prendre un peu de distance. Je me dégote une coquette chambre d'hôtes au-dessus d'un restaurant avec une vue imprenable sur la plaine. En chemin, j'essaie de ne pas me faire de films sur cette voiture blanche derrière moi, qui fait bizarrement les mêmes crochets que le manque de coopération du GPS m'impose, avant de finalement poursuivre sa route…

Autour de la chambre d'hôtes, il y a encore des Sénégalais qui s'occupent des oliviers. Mais eux sont en CDI depuis plusieurs années et ont un logement à Rosarno. Pour autant, le camp de San Ferdinando n'est pas prêt de disparaître. "Les gens d'ici se sont habitués à l'horreur", raconte Gaetano Rosarno, le maître des lieux, qui gère aussi une exploitation de kiwis et raconte avoir toujours eu du mal à trouver de la main-d'œuvre avant l'arrivée des Africains.

Le lendemain matin, je retourne au camp. Notre vidéaste n'a pas pu me rejoindre, et plutôt que de faire venir l'un de nos photographes, nous avons choisi de nous en remettre à un journaliste local que j'ai rencontré le premier jour. Connu dans le camp, il sait quand sortir ou pas son appareil photo.

Dès mon arrivée, je suis abordée par Johnson, un Libérien vivant en Italie depuis 17 ans. La veille, il ne voulait pas me voir. Aujourd'hui, il est bien plus avenant. Il me raconte sa vie de maçon pendant 8 ans à Pordenone, au pied des Dolomites. Puis le chômage et l'arrivée ici, faute de mieux.

Un des bâtiments du nouveau camp abritant des migrants travailleurs agricoles, à San Ferdinando, le 5 juin 2018. (AFP / Gianluca Chininea)

Il fait pourtant partie des 560 chanceux inscrits dans le nouveau camp installé par les autorités en août 2017, à 200 mètres de l'ancien. Il nous emmène le visiter. J'avais pour cela demandé l'autorisation à l'entourage du préfet la veille, avant de me présenter aux policiers de chacun des carrefours, tous issus de services différents.

Ici, il y a l'eau courante et l'électricité, des toilettes et des douches chaudes, une mosquée, des cours d'italien, du gravier contre la boue... et même un tri sélectif pour les ordures.

"On essaie de rendre l'accueil le plus digne possible", explique Dario Nasso, 48 ans, un ancien docker du port de Gioia Tauro, haut lieu de multiples trafics dont on aperçoit les grues non loin. L'été dernier, 380 emplois y ont été supprimés, dont le sien. Désormais, il est semi-bénévole au sein de la coopérative qui gère le camp.

Les migrants -- tous en situation régulière, c'est contrôlé -- dorment sur des lits de camp dans de grandes tentes bleues frappées de l'inscription "Ministère de l'Intérieur", celles prévues pour les sinistrés après un séisme. Johnson, que tout le monde appelle "Prince", nous fait visiter la sienne. Une chaleur étouffante, une odeur aigre, un petit réchaud électrique pour la cuisine, du linge accroché aux montants de la tente, et aucune intimité. Tout sauf une solution pérenne.

Une femme accroche à son balcon une bannière contre le racisme et des ballons portant les noms de six migrants blessés dans une agression raciste survenue le 3 février 2018 à Macerata, dans le centre de l'Italie. (AFP / Tiziana Fabi)

Au-delà des conditions de vie, c'est l'emplacement qui pose problème. "Pourquoi s'acharnent-ils à installer ces camps en pleine zone industrielle alors qu'il y a tant de maisons vides dans les villages de la plaine ?", s'insurge Mamadou, le médiateur de Medu.  "Les gens se retrouvent isolés, sans aucune possibilité d'intégration. Il faut trouver un compromis avec les maires, on ne peut pas ghettoïser les Africains comme ça !"

Pendant trois jours, le nouveau gouvernement a gardé le silence sur le meurtre de Soumaila Sacko, à l'exception d'un tweet ironique de Matteo Salvini, qui a partagé un article sur l'affaire avec le hashtag #lafauteàSalvini.

Mais alors que je repartais vers Rome, Giuseppe Conte, le nouveau chef du gouvernement, a pris le temps de rendre hommage au jeune homme dans le cadre solennel de son discours de politique générale devant le Sénat. Pendant que ses amis pleuraient au milieu des ordures, Soumaila a eu droit à une "standing ovation" de l'ensemble des sénateurs.

26 mai 2017. Arrivée du navire Aquarius, affrété par Médecins sans frontières, dans le port de Salerne avec 1.004 migrants, dont 240 enfants, secourus en mer. Le bateau est revenu sous les feux de l'actualité en juin 2018. Affrété par l'ONG "SOS Méditerranée", il a recueilli 630 migrants que le nouveau gouvernement italien a refusé d'accueillir, avant que l'Espagne annonce qu'elle les attendait à Valence. (AFP / Carlo Hermann)

 

Fanny Carrier