Sur la "mer pharaonique"
Kafr-Ficha, gouvernorat de Menoufia (Egypte) -- Lorsque je traverse les rues et les places du Caire, je manque de m’étouffer entre les grands immeubles entassés, les concerts de klaxons et les gaz d'échappement des voitures immobilisées par les embouteillages, la foule de gens qui sautent dans un bus ou un taxi pour se rendre au travail ou pour accompagner leurs enfants à l'école.
Les villages de la campagne égyptienne donnent à voir une vie aux antipodes de celle de cette mégapole de 20 millions d’habitants qui ne dort jamais.
Beaucoup ignorent les détails de l’existence dans les villages du delta du Nil, à l’instar de celui de Chama, dans le gouvernorat de Menoufia, à environ 65 kilomètres au nord du Caire.
A l’aube, les femmes se lèvent en même temps que le soleil pour aller aider leurs maris dans les champs et dans les fermes. Elles s’occupent des terres, des récoltes, du bétail.
La vie rurale sur les rives du Nil a un goût unique, des saveurs particulières connues seulement de ceux qui ont grandi au milieu des champs verdoyants.
J'ai été élevé dans l’amour de cette terre d'où nous récoltons toutes les bonnes choses.
Je travaille depuis plusieurs années au Caire, mais je me réconforte à chaque fois que j’en ai l’occasion en retournant dans mon village, en marchant au milieu des champs et des terres agricoles, m’enivrant d’un précieux air frais et contemplant un horizon qui s’étend à perte de vue.
En Egypte, l’amour de la terre est lié à l'odeur du Nil, symbole de la fertilité, fleuve nourricier dont nous puisons l’eau qui abreuve nos terres et que nous considérons comme un don de Dieu.
Depuis mon enfance, quand je vois un fermier prendre soin de sa terre avec un amour indicible ou un pêcheur tenant à vivre au bord du Nil ou d’un lac, je m’interroge : "Pourquoi tout cet amour? Toutes les professions se ressemblent. Et leur objectif principal est de gagner de l’argent et se nourrir. Alors pourquoi cette passion ?"
Petit à petit, j’ai compris à travers mes interactions avec les paysans et les pêcheurs qu’ils ne considèrent pas leur métier comme un simple moyen de subsistance. Ils naissent avec cet amour de la terre et le transmettent de génération en génération.
Lors d’un séjour avec des amis dans mon village, l’un d’entre eux voulait acheter du poisson. Je l’ai conduit aussitôt au village de Ficha, connu pour ses pêcheurs et sa « mer pharaonique ».
Quand nous sommes arrivés, l’atmosphère de cette vie à part m’a happé et j’ai ressenti le désir d'en savoir plus sur ces pêcheurs, encore munis d’outils rudimentaires, mais travaillant avec succès.
J'ai décidé de passer la journée avec eux, pour tenter de percer les mystères de leurs filets où se prennent les poissons à la surface de la « mer pharaonique ».
Selon les habitants de Ficha, qui appellent aussi ce lac "mer morte" ou "mer aveugle", celui-ci a été coupé du Nil il y a 50 ans. Le plan d'eau d’environ 10 kilomètres carrés est la source de revenus de la cinquantaine de villages qui le surplombent. Mais ils craignent pour leur avenir, constatant une baisse progressive du niveau de l’eau.
Les pêcheurs de la région, connue pour ses excellents tilapias, veulent conserver l’héritage de leurs parents et grands-parents, en restant les pieds dans l’eau, à lancer des filets sur les poissons.
A Ficha, je suis tombé sur la modeste maison d’un paysan, Emad, construite en briques d’adobe, typiques des villages égyptiens.
Le matin, Emad travaille dans une administration, mais le soir il se livre à sa passion en sautant sur un petit bateau en bois vieilli : lancer son filet sur les poissons.
Emad appelle ses proches et ses amis pour l’accompagner dans son excursion. Je n'ai pas manqué l'occasion, moi aussi, de le rejoindre.
Avant d’embarquer, les pêcheurs retirent leur galabeyas, ces amples robes portées par les paysans des villages. Ils enfilent des pantalons pour faciliter les mouvements durant la pêche.
Nous sommes tous montés à bord et avons commencé à avancer. Par ses mouvements, le bateau fait comme revivre l’eau si calme du lac.
D'autres bateaux nous entouraient. Sur notre embarcation, les pêcheurs ont commencé à mettre des filets à l'eau et ont ensuite frappé celle-ci avec une sorte de longue canne à pêche nommée « madra », pour conduire les poissons vers les filets.
Après environ une heure et demie durant laquelle ces gestes se sont inlassablement répétées, nous sommes repartis sur la terre ferme. Alors que les pêcheurs comptent leur récolte, une scène extraordinaire pour moi apparaît sous mes yeux.
Des poissons sautillent entre les mailles du filet, tentent infatigablement de s’en extirper dans des mouvements qui semblaient être un appel à ce que l’eau du lac les embrasse de nouveau.
Ce n'était pas seulement une excursion sur le lac en quête de poissons, mais aussi des rires, de la solidarité entre pêcheurs. Un bateau en difficulté, par exemple, reçoit immédiatement de l’aide des autres.
Après la pêche, nous sommes allés à la maison des paysans et avons partagé le thé bouilli sur le charbon de bois, qui lui donne un goût très particulier.
Mes hôtes ont refusé de me laisser partir sans avoir goûté au poisson capturé sous mes yeux. Lui aussi grillé à même le charbon brûlant, il a été dégusté avec du pain et une salade « baladi » (du pays), composée de tomates, de concombres, de poivrons et d’oignons.
Au-delà du repas lui-même, sa préparation en plein coucher du soleil avait une saveur particulière, entre l’odeur brute du charbon brûlant, le chant religieux émanant de la télévision, les rires des uns et des autres, chacun contribuant à concocter ce met simple.
Nous nous sommes assis à même le sol, installés sur un tapis, pour ce moment de détente. Les pêcheurs ont raconté leur vie quotidienne, les responsabilités, les demandes incessantes des enfants et tous les problèmes qu’ils ont commencé à énumérer en détail.
Je me suis rendu compte, au cours de ce repas, qu'en dépit des pressions et des difficultés, ces modestes pêcheurs, lorsqu’ils arrivent au lac, envoient voler leur soucis comme ils déploient leurs filets, reprennent une immense bouffée d’air pour pouvoir poursuivre le périple de leur vie.
C’était comme si leur présence sur les eaux leur retirait un poids des épaules, et leur procurait une énergie nouvelle et nécessaire pour affronter encore et encore les difficultés rencontrées sur la terre ferme.
Je me souviens de la phrase d’un des pêcheurs : « Comme la mer est source de vie pour les poissons, elle est source de vie pour les humains ».
Et l’un de ses compères d’ajouter : « Les pêcheurs sont les enfants de la nature, et la mer est comme un père et une mère chez nous ».