Mohammed, où es-tu?
J’ai quitté le Soudan en 2014, après trois ans comme chef du bureau de l'AFP à Khartoum. Pendant les presque 10 ans qui se sont écoulés depuis, j’ai toujours gardé le contact avec Mohammed - jusqu’à ce qu'une rivalité entre généraux fasse basculer le pays dans la guerre, le 15 avril dernier. Il était mon professeur d'arabe, et surtout mon ami. Aujourd’hui, j'ignore s'il est toujours vivant.
Quatre ans après la vague de contestation qui a chassé du pouvoir Omar el-Béchir, ce nouveau conflit a déjà fait plus de 2.800 morts et forcé plus de 2 millions de personnes à abandonner leur foyer. Quelque 600.000 Soudanais ont fui vers les pays voisins, principalement l'Egypte et le Tchad.
J'ai rencontré Mohammed en 2011, peu après mon arrivée. Je l'employais un peu comme un assistant, il m'aidait à remplir des papiers. On avait à peu près le même âge, un début de calvitie tous les deux... J'appréciais sa compagnie et j'aimais aller le voir à son travail, où l'ambiance était détendue, l'humeur joyeuse. Il me faisait profiter de ses connaissances sur la culture et l'histoire africaines, et sur beaucoup d'autres choses.
Il est devenu peu à peu mon professeur d'arabe, même s’il n’en avait pas le titre. De mon côté, j'essayais aussi de lui rendre service: je faisais notamment livrer, à lui et ses collègues, de l'huile de cuisson et d'autres produits essentiels pour la fête musulmane de l'Aïd.
Si je tais son vrai nom et ne l'identifie pas davantage, c'est que je crains que cela puisse le mettre en danger, vu la situation actuelle à Khartoum.
Quand j’ai quitté le Soudan en 2014, Mohammed est resté avec moi jusqu'au bout. Juste avant de partir pour l'aéroport, je l'ai trouvé assis sur les marches de mon immeuble - un bâtiment moderne de Khartoum. Il m'avait apporté deux cadeaux: le premier ressemblait à une feuille de palmier un peu rigide, le deuxième était un « funduk », un mortier taillé dans le bois.
Je n'ai jamais vraiment compris à quoi servait la feuille de palmier, mais je l'ai gardée. D'autant plus précieusement que le funduk m'a été confisqué par les agents de sécurité à l'aéroport de Khartoum, au motif qu'il pouvait être utilisé comme arme. Je n'ai jamais eu le cœur de le dire à Mohammed. J'ai pris ça comme une ultime punition du gouvernement d'Omar el-Béchir, qui voyait d'un mauvais oeil notre couverture du Soudan. J'avais souvent eu maille à partir avec les autorités pendant mon séjour.
Après le Soudan, j'ai poursuivi ma carrière à l'AFP, d’abord en Arabie saoudite, puis à Washington. Aujourd’hui, je suis de nouveau plus proche du Soudan, basé à Chypre. Pendant toutes ces années, où que je sois basé, je téléphonais régulièrement à Mohammed.
On parlait - bruyamment parfois - on riait aussi. Il aimait me taquiner, m'appeler "Ian ajooz " ("Ian vieil homme"), ou "Ian magnoon " ("Ian le fou"). "Comment va ta femme? ", "Comment vont tes parents? " me demandait-il. Et je posais à mon tour des questions sur ses proches.
Mohammed n'avait pas de smartphone : la seule façon de le joindre était de l'appeler directement - pas de texto ni d'appel vidéo possible. La communication ne passait pas toujours. Les liaisons téléphoniques avec le Soudan ont toujours été aléatoires. Vous tombiez souvent sur de la musique suivie d'une voix féminine s'excusant joyeusement que le numéro soit temporairement injoignable. Mais je persévérais, et finissais toujours par le joindre.
Il me parlait en arabe, et parfois j’arrivais à lui répondre. Mais le plus souvent, je ne comprenais pas, et il reprenait patiemment en mode enseignant, essayant de m'aider en anglais. : "tu pourrais dire ..." et il me donnait un exemple en arabe, ou plus souvent plusieurs exemples, dont un en dialecte soudanais. Je répondais, "Merci, professeur", en arabe, à son grand amusement.
Juste avant le début de la guerre, Mohammed m'a demandé si je pouvais lui envoyer un smartphone, pour faciliter nos leçons à distance. À l'époque, je ne le pouvais pas. Si j'avais pu le faire, peut-être que cela m'aurait permis de le joindre plus facilement - même si la guerre a considérablement compliqué les communications et que l'électricité est devenue rare.
J'ai pu prendre des nouvelles d’autres connaissances, et ai été soulagé d’apprendre qu'elles étaient hors de danger. L’un a survécu avec sa famille au périlleux voyage vers l'Éthiopie, d’autres ont eu la chance de se trouver à l'étranger au moment où la guerre a commencé.
Au tout début de la guerre, je n'ai pas immédiatement pu joindre Mohammed, mais après quelques jours j'ai réussi. "Beaucoup de gens sont morts", m’a-t-il dit alors. Mais lui, sa famille et ses proches étaient tous en sécurité, a-t-il ajouté, et il ne semblait pas particulièrement inquiet pour son ravitaillement.
Rassuré, j'ai laissé passer quelques jours avant d’essayer de rappeler. En vain. J’ai essayé pratiquement tous les jours depuis, souvent plusieurs fois par jour. A chaque fois, je tombe sur la musique et la voix féminine.
Peut-être que Mohammed a fui sans pouvoir prendre son téléphone. Peut-être qu'il n'a plus d'électricité pour le charger. Ou peut-être... Je me demande si j'entendrai un jour à nouveau son rire. Où es-tu, mon ami ?
Edité par Catherine Triomphe à Paris