Un billet pour Lesbos
LESBOS (Grèce), 25 avril 2016 – Je dois prendre un billet pour Lesbos. Ça ne peut plus attendre, c’est ma chef de bureau qui le dit.
Nous sommes en avril 2015 et un navire vient d’accoster dans le port du Pirée avec 400 migrants en provenance de Lesbos. Il se passe quelque chose dans cette île près de la côte turque. Il faut aller voir. Tout de suite.
Est-ce que ça va aussi mal que nous le dit un collègue déjà sur place ? Voilà deux ans qu’il couvre la crise des réfugiés, et il affirme qu’il n’a jamais vu autant de monde à Lesbos. « Quelque chose est en train de changer sur l’île. Quelque chose est en train de changer en Grèce », me dit-il. Il faut que j’aille voir.
Le soleil n’est pas encore levé quand j’arrive dans cette magnifique île de la mer Egée. Sur le port, des dizaines de personnes dorment à la belle étoile. Un petit groupe de migrants afghans sont en train d’arriver, escortés par les garde-côtes grecs. Tous sont trempés, ils grelottent. Les garde-côtes leur tendent des couvertures de survie.
De violents frissons parcourent ma colonne vertébrale. Il y a des enfants parmi eux. J’ai deux enfants, de quatre et six ans. Je ne peux m’empêcher de penser à eux en regardant ces familles. Qui sont ces gens ? Des migrants illégaux ? Des migrants irréguliers ? Des réfugiés ? Moi je vois des gens comme vous et moi. Je me demande ce qui va se passer durant l’été, quand le temps sera meilleur.
Je dois prendre un billet pour Lesbos. C’est l’été, et des dizaines de canots pneumatiques, des centaines de réfugiés, s’échouent tous les jours sur les plages du nord de l’île. Les volontaires des ONG, les citoyens ordinaires et les journalistes sont les premiers à les accueillir sur le rivage, à leur donner un coup de main si besoin est. Les nouveaux arrivants sont désorientés. Ils demandent dans quelle direction marcher, comment arriver à la ville la plus proche pour se faire enregistrer.
J’ai le cœur brisé en leur répondant qu’ils vont devoir marcher soixante kilomètres jusqu’à Mytilène. Peut-être que je pourrais aider deux ou trois d’entre eux ? Mais leurs vêtements trempés vont laisser des traces de sel, les banquettes vont être abimées et le loueur de voitures va râler. Et puis je pourrais me faire arrêter, à cause de cette vieille loi grecque qui interdit de venir en aide à des migrants illégaux, sous peine d’être assimilé à un passeur.
Au diable tout ça! Serrez-vous tout le monde ! Je vais remplir cette voiture de passagers jusqu’à ce qu’il ne reste plus un centimètre cube d’espace. Je vais battre le record Guinness du nombre de gens qui peuvent tenir dans une Fiat Panda. Comment un enfant, un vieillard, une femme enceinte pourraient-ils marcher soixante kilomètres? Je finis par entasser huit personnes dans l’habitacle.
Je dois prendre un billet pour Lesbos. C’est le 1er octobre. Aujourd’hui, on enterre quatre migrants qui se sont noyés en essayant de rejoindre l’île.
Dans des linceuls blancs, les quatre corps gisent sur le sol poussiéreux du cimetière de Mytilène. Nous ignorons qui ils étaient. Nous ignorons leurs noms. Nous ignorons d’où ils venaient. Parmi eux, il y a une petite fille. Le médecin légiste lui donne sept ans. Mon sang se glace. Comme il n’y a pas assez d’espace dans le cimetière, le bulldozer n’a creusé que trois tombes. La petite fille devra partager celle d’une des deux femmes qu'on enterre aujourd'hui. Comme c’est cruel.
Je me demande où peut bien être sa maman à l’heure qu’il est. Je n’arrive pas à croire que ce genre de pensée puisse me traverser l’esprit, mais j’espère qu’elle s’est noyée aussi. Imaginer la mère, toujours vivante, en train de chercher désespérément son petit ange en Grèce ou en Turquie, sans savoir qu’elle gît dans une fosse aux côtés d’une inconnue, c’est au-dessus de mes forces.
Je dois prendre un billet pour Lesbos. Nous sommes le 6 octobre et le Premier ministre grec Alexis Tsipras va visiter l’île pour la première fois.
C’est une visite sans âme, glaciale. Tsipras se rend dans quelques camps d’hébergement qui ont été bien préparés pour le recevoir. Ce n’est pas là que se joue le drame. Le drame, c’est sur les plages du nord de Lesbos que ça se passe, là où les réfugiés touchent terre. Pourquoi est-ce qu’on ne lui montre qu’un camp où tout est bien organisé et d’une propreté immaculée ? Je suis déçu. Le Premier ministre ne verra pas la réalité.
Je dois prendre un billet pour Lesbos. Octobre touche à sa fin, la météo s’est détériorée, et je crains le pire.
Une ! Deux ! Trois ! Quatre ! Cinq… Vingt-huit ! Vingt-neuf ! Trente ! Deux respirations. Allez mon gars, accroche-toi ! Ne meurs pas devant ma caméra ! C’est un vrai médecin qui s’occupe de toi, qui te fait une réanimation cardio-pulmonaire. Tout va bien se passer. Tout DOIT bien se passer.
Il n’a pas l’air d’avoir vingt ans. Un jeune homme avec toute la vie devant lui. Mais pourquoi est-ce que le médecin arrête ? A-t-il vraiment fait tout ce qui était humainement possible ? Pourquoi est-ce qu’il s’en va ? Putain, qu’est-ce qui se passe ?
C’est surréaliste, mais je ne peux pas me permettre de rester trop longtemps perdu dans mes pensées. Je dois monter ma vidéo, revivre tout cela encore une fois, et l’envoyer à mes éditeurs à l’AFP à Londres.
Quand je vois la version finale de mon reportage (ci-dessus), j’explose de rage. Les éditeurs ont coupé toutes les images de la réanimation cardio-pulmonaire. Trop dur pour les clients.
J’ai fait de mon mieux pour alterner les plans très éloignés et les plans très serrés, pour ne pas qu’on puisse identifier la victime. Je ne voulais pas qu’une mère puisse reconnaître son fils sur les images, je ne me le serais jamais pardonné. Mais trop dur ? Mon cul ! Nous sommes des journalistes. Notre travail, c’est de montrer ce qui se passe. Et ce qui se passe à Lesbos, c’est ça. Pas seulement aujourd’hui. Tous les jours. Pourquoi empêcher le monde de le voir ? Oui, je veux vous choquer ! Mais seulement pour vous faire comprendre ce qui se passe ici. Quelque chose de sinistre, d’horrible. Peut-être que si vous êtes choqué, cela s’arrêtera.
J’ai la haine. Je suis encore tellement hors de moi le lendemain que je pars faire un tour sur la plage pour essayer de me calmer. Pendant que je marche, j’essaye d’imaginer cet endroit l’été précédent, une plage de carte postale, le rêve méditerranéen. Et maintenant des centaines de gilets de sauvetage abandonnés la jonchent.
Quelque chose attire mon regard. Qu’est-ce que c’est ? On dirait un corps. Je m’approche. C’en est un. Un peu plus loin, j’en découvre un autre. Un garçon. Il ne doit pas avoir plus de huit ans. Je m’arrête net. C’est la première fois que je vois un cadavre sur la plage.
Il n’y a personne aux alentours. Un si petit corps… Je le contourne. Je pense à mes enfants. J’aperçois un troisième cadavre, celui d’un vieillard.
Quelques collègues arrivent. Où sont les autorités ? On ne peut tout de même pas laisser ces morts sur la plage. Nous remontons sur la route. Au bout d’un moment un croque-mort arrive à bord d’une camionnette rouge. Il dit qu’il va s’en occuper. Mais il ne va tout de même pas porter tous les corps à lui tout seul! Alors, nous les journalistes, nous l’aidons à porter les cadavres jusqu’à la route.
Je suis effondré. Je suis sur une plage, dans un pays en paix. Ces choses ne devraient pas arriver. C’est atroce. C’est le mal. Pourquoi tout cela ? Pourquoi un si jeune enfant ?
Quelques jours plus tard, je regarde à nouveau les images que j’ai tournées pendant la tentative de réanimation. Les éditeurs avaient raison. C’était beaucoup trop dur pour montrer ça aux clients. C’était même au-delà de la dureté.
Je dois prendre un billet pour Lesbos. Nous sommes début avril 2016 et les premières reconduites de réfugiés vers la Turquie vont commencer.
Cette crise des réfugiés est la pire à laquelle l’Europe ait à faire face depuis la seconde guerre mondiale, et les expulsions ont été décidées en vertu d’un accord très controversé entre l’Union européenne et la Turquie. Cette dernière a accepté de reprendre tous les migrants clandestins arrivés en Grèce à partir du 20 mars. En contrepartie, Bruxelles s’est engagé, pour chaque Syrien renvoyé vers la Turquie, de « réinstaller » un autre Syrien depuis la Turquie dans l'UE.
Le premier groupe d’expulsés n’est composé que d’hommes. Pas de femmes, pas d’enfants. Ils ont le visage fermé. Les médias sont là en nombre. L’opération a été bien préparée. Personne ne crie, personne ne résiste. D’une certaine manière, ces gens en ont assez. Ils ont envie de partir.
Pour moi, la boucle est bouclée. Je les ai vus arriver. Maintenant je les vois retourner. Tout ce qui s’est passé dans l’intervalle n’a compté pour rien.
C’est étrange de les voir sur ce bateau. Un vrai bateau digne de ce nom, pas comme les rafiots à bord desquels ils sont arrivés sur l’île. Je pense à tous ceux qui sont morts (366 depuis le début de l’année, à ce stade). Je pense à l’injustice. Beaucoup de ces gens ont dépensé une vie d’économies. Ils sont venus jusqu’ici avec des espoirs et des rêves plein la tête. J’aurais aimé qu’on en fasse plus. J’aurais aimé qu’ils aient un meilleur avenir.
Le truc, avec l’histoire des réfugiés, c’est qu’elle vous force à vous remettre en question vous-même. J’étais et je reste un pro-européen convaincu. Mais ce n’est pas de cette Europe-là que je veux. Ce n’est pas une Europe solidaire. Ce garçon de huit ans que j’ai vu noyé sur la plage… Il n’a fait de mal à personne. Il ne me menaçait pas. Il n’aurait pas dû mourir.
Je dois prendre un billet pour Lesbos. Nous sommes mi-avril et le pape va arriver.
Avant cette visite, l’espoir s’empare de l’île. Réfugiés et habitants de Lesbos sont aussi excités les uns que les autres. Le pape va attirer à nouveau l’attention du monde sur l’île, pensent-ils. Peut-être même que les frontières se rouvriront.
Il a l’air bon et sincère, le pape. Mais je ne partage pas l’excitation ambiante. Je suis très sceptique.
Je dois prendre un billet pour Lesbos…
D’avril 2015 à avril 2016, je suis parti treize fois à Lesbos. Sans compter les innombrables autres reportages sur les réfugiés que j’ai réalisés sur d’autres îles et dans d’autres endroits.
Cette histoire, elle se faufile jusque dans la moelle de vos os. Je n’arrête pas de me dire que je dois me comporter en professionnel. Que je dois garder mes distances, pour raconter les événements avec mesure, de façon équilibrée. Mais comment garder ses distances quand on voit un enfant de huit ans mort sur une plage ? Dans les yeux de chaque enfant réfugié, on voit les yeux de ses propres enfants. C’est quelque chose qu’il est impossible d’éviter.
Garder ses distances ? Non. Un jour j’ai vu un petit garçon qui débarquait d’un canot. Il était gelé. Il était pieds-nus. Je lui ai donné mes chaussettes.
Un autre jour, j’étais dans un camp de réfugiés, en train de parler avec un couple dont j’étais devenu l’ami. La femme rêvait d’une pizza. Alors nous sommes montés dans ma voiture, nous sommes allés jusqu’à la ville la plus proche, et nous avons mangé une pizza pour le déjeuner.
Je pense à Behnam, à Reshan, à Media, à Noura, à Wissam, et aux dizaines d’autres personnes avec qui je n’ai pas gardé mes distances. Je n’aurais jamais pu raconter leurs histoires si j’avais gardé mes distances. Et leurs histoires devaient être racontées. Maintenant, chaque jour, je reçois trois ou quatre messages sur What’s App de la part de gens que j’ai connus sur le terrain, et je reste aussi en contact avec eux sur Facebook.
Et il y a ces images, ces sons qui resteront longtemps en moi. La voix du médecin qui comptait le nombre de pressions pendant la réanimation cardio-pulmonaire. Ces réfugiés qui nageaient dans la mer après le naufrage de leur embarcation. La petite fille sans nom enterrée aux côtés d’une inconnue.
L’histoire des réfugiés, elle vous transforme. Je fais beaucoup plus de câlins à mes enfants maintenant. Un jour, j’ai amené ma femme et mes enfants avec moi dans un camp. Ils ont passé un moment à parcourir les lieux. Je voulais que ma femme voie ce que je vois tous les jours. Et je voulais que mes enfants voient qu’il y a d’autres enfants, dans ce monde, qui n’ont rien. Je pense que cela leur fera du bien.
Je dois prendre un billet pour Lesbos. Le jour où cet article est publié, la reine Rania de Jordanie arrive sur l’île…
(Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson).