Les milices Facebook

Tripoli --  Couvrir la situation en Libye est un véritable casse-tête. D’abord parce que deux gouvernements, voire trois, se disputent la légitimité du pouvoir, que des dizaines de milices font de même sur le terrain, et que tous communiquent via les réseaux sociaux, et particulièrement Facebook.

Sans que l'on puisse jamais être certain que leurs déclarations reflètent une quelconque réalité. Alors quand on pense que c’est la principale source d’information de la population…

Les forces loyales au gouvernement d'union nationale (GNA) lors de combats à Syrte, dans l'est, contre des membres du groupe de l'Etat islamique, le 21 novembre 2016. (AFP / Mahmud Turkia)

La première chose à faire est d’identifier les responsables du jour. Les contacts changent tout le temps, tout comme les responsables et porte-paroles du gouvernement.

Comme si cela ne suffisait pas le pays est coupé en deux. Avec un gouvernement soutenu par la communauté internationale dans la capitale, Tripoli, à l’ouest, et un autre aux ordres du général Haftar, soutenu par des pays voisins, à l’est. Chacun à sa propre agence de presse, mais elles portent le même nom, Lana. 

Un combattant pour le gouvernement d'union nationale vise une position du groupe Etat islamique à Syrte pendant que son camarade observe l'adversaire avec un miroir, le 2 octobre 2016. (AFP / Fabio Bucciarelli)

C’est un casse-tête quotidien. Car si chacune des deux agences publie les communiqués de son gouvernement, elle s’évertue aussi à discréditer ceux de sa concurrente. Ou bien à publier des informations qui ne sont pas à son avantage.

Un exemple ? Si le gouvernement de l’est du pays a donné le bilan humain d’affrontements survenus dans la capitale, et que l’agence de presse « officielle » a préféré le passer sous silence, que faire?

Pour démêler le vrai du faux, il reste à multiplier les sources, cinq à six idéalement, et recouper leurs informations.

Combat entre les forces loyales au gouvernement de l'est et des djihadistes, au sud de Benghazi, le 30 novembre 2016. (AFP / Abdullah Doma)

C’est une activité essentiellement nocturne, soit dit en passant. Les Libyens se lèvent, et se couchent, très tard. La plupart des informations tombent le soir. Ce qui est problématique pour celui à qui prendrait l’envie de se rendre sur le lieu d’un évènement, affrontement ou autre. Il y a trop de checkpoints, et avec la criminalité en hausse, on est à la merci de n’importe qui. 

Pour la population, les réseaux sociaux sont le premier moyen d’accès à l’information. Tout le monde a un portable. Mais ce n’est pas la garantie d’être bien informé. Les responsables n’hésitent pas à démentir auprès d’un média, la déclaration qu’ils ont faite à un autre un peu avant.

Un marché de la place des Martyrs, à Tripoli, en octobre 2016. (AFP / Mahmud Turkia)

Tout passe par Facebook de toute façon, le vrai, le faux, et le reste…

J’en suis venu à penser que la situation pourrait même s’améliorer en coupant l’accès du pays à internet, et donc aux rumeurs, qui représentent 90% des informations.

Il suffit que la page Facebook d’une milice affirme qu’une raffinerie a des problèmes pour que des queues d’automobilistes se forment aux stations d’essence.

Le système n’a pas que des inconvénients. Chaque milice ou presque a sa page sur les réseaux sociaux, ainsi que bon nombre d’institutions. A Syrte par exemple, on trouve la liste quotidienne des victimes du conflit avec l’EI sur la page Facebook de l’hôpital.

Le plus étonnant est dans le mélange de pratiques classiques et d’outils modernes. Quand des milices qui se battent à Syrte publient sur les réseaux un communiqué commun, elles joignent la photo du document portant signatures et tampons de chacune, censés garantir son authenticité.

Pour compliquer la chose il n’y a pas de forces de sécurité étatiques. Au point que l’Onu et le gouvernement qu’il soutient envisagent la création d’une « garde présidentielle » pour protéger les institutions et les ambassades.

En attendant il faut se fier aux informations des milices qui contrôlent chacune un quartier ou un territoire. Et quand quelque chose se passe chez elles, elles n’ont pas forcément envie d’en parler. Car elles sont financées par le gouvernement pour garantir la sécurité sur leur territoire…

On peut toujours s’y risquer, sur le terrain, mais c’est très difficile pour un étranger. Même un étranger « du coin » si je peux me qualifier ainsi. Je suis Tunisien, avec un nom qu’on trouve aussi Lybie. Mais les zones de contrôle des milices sont mouvantes, les checkpoints multiples, et les accusations d’espionnage pleuvent facilement. 

De jeunes combattants à un checkpoint à Syrte, le 21 septembre 2016. (AFP / Fabio Bucciarelli)

Le moindre détail compte, et change selon les endroits. A Syrte par exemple il vaut mieux travailler avec un appareil photo plutôt qu’un carnet de notes. Les milices du coin n’arrivent pas à comprendre ce que je peux faire avec mon seul crayon. Donc pour elles je ne peux être qu’un espion. C’était pareil sous Kadhafi, où j’ai échappé au pire une fois grâce à l’appareil-photo que j’avais en bandoulière. 

Le plus étrange est qu’à Tripoli, c’est l’inverse. Il ne faut surtout pas sortir un boîtier.  

On retrouve un tel contraste entre la capitale et la province quand on veut se déplacer.  A Tripoli il faut savoir quand sortir ou pas et rester discret. Avec cette difficulté que la frontière entre les milices est aussi mouvante que leurs allégeances mutuelles. Personne ne connait exactement leur nombre, ou qui contrôle quoi exactement. Des dizaines, c’est certain, dont au moins cinq qui dominent les autres. En province c‘est plus simple, les villes sont contrôlées par une ou deux milices, essentiellement tribales.

Des gardes libyens devant l'ambassade d'Italie, le 9 novembre 2016 à Tripoli, où les pays de l'Union européenne ont fermé leurs missions diplomatiques depuis la mi-2014. (AFP / Mahmud Turkia)

Je suis toujours plus attentif quand la situation est calme. Parce que ça veut dire que les choses peuvent tourner mal. Il suffit de tomber sur le mauvais checkpoint.

Autant dire que la vie sociale est réduite au minimum. J’ai un ami, étranger, que je vois le week-end. Sinon le risque est trop grand. Il n’y a pas d’ambassades, ni ONG ou presque. Celles de l’Union européenne ont décidé de revenir, mais ce n’est pas fait.

On est aussi à la merci de la criminalité, plus menaçante pour les étrangers. Les voleurs ne se risquent généralement pas dans les maisons des locaux, car tout le monde est armé. Ils peuvent tomber sur quelqu’un équipé d’un lance-roquettes….

Pourtant c’est un pays passionnant, que je connais bien. J’y ai ouvert le bureau de l’AFP en 2008. Nous étions la première agence occidentale à nous installer ici. Nous avons été seuls pour couvrir les débuts de la révolution en février 2011. J'étais caché durant une dizaine de jours dans la maison de notre photographe dans un quartier rebelle dans la banlieue de la capitale où j'ai continué à assurer la couverture la peur au ventre à chaque fois qu'on frappait à la porte. J’ai quitté le pays en 2015, avant d’y revenir cette année, après une pause en Jordanie.   

Célébrations, à Tripoli en février 2016, du cinquième anniversaire de la révolution qui a renversé le pouvoir du colonel Kadhafi. (AFP / Mahmud Turkia)
Une plage de la capitale, Tripoli, le 14 juillet 2016. (AFP / Mahmud Turkia)

 

En 2011, nous étions les bienvenus partout. C’est oublié. Aujourd’hui, mes interlocuteurs sont souvent persuadés que je suis un employé de l’Etat français.

La situation est aussi compliquée pour mes collègues libyens et étrangers. Beaucoup d’entre eux ont quitté le pays. La plupart des télévisions privées émettent depuis l’étranger. Les conditions de travail sont aussi compliquées par les coupures d’électricité, quotidiennes, et les perturbations du réseau de téléphonie. Ça complique la couverture quand il se passe quelque chose.

Ma seule peur c’est que l’aéroport ferme. Il est contrôlé par une milice. Un peu gênant s’il faut partir vite. En fait, à part l’épisode de la révolution, on se retrouve comme à l’époque de Kadhafi, avec le règne de l’arbitraire, mais la sécurité en moins.

Des corps de migrants rejetés par la mer, près de Tripoli le 6 octobre 2016, après le chavirage de leur embarcation au large. (AFP / Mahmud Turkia)
Des migrants jouent au foot avec leurs gardiens au centre de détention Tariq Al-Matar, dans les faubourgs de Tripoli, en décembre 2016. (AFP / Taha Jawashi)

 

Les milices sont financées par le gouvernement ou les pouvoirs locaux. Certaines gagnent beaucoup dans la traite d’êtres humains. Elles jouent le rôle de garde-côte, mais supervisent en même temps les traversées. De temps à autre elles font semblant d’arrêter les passeurs, et demandent de l’argent au gouvernement pour continuer leur « travail ».

 Pourtant, quel pays, avec ses paysages fantastiques, et le rythme si lent de la vie, quand elle est calme. L’endroit a aussi des atouts touristiques uniques, avec un patrimoine hérité de la Rome antique encore très bien préservé. 

Des miliciens gardent le site romain de Leptis Magna, à al-Khums, à l'est de la capitale, en décembre 2016. (AFP / Mahmud Turkia)

Le problème c’est que la tribu, passe avant la région, qui passe avant la patrie. Et les Libyens ont une culture  d’indépendance farouche, ils ne s’inclinent devant aucune pression. C’était le cas sous Kadhafi, ça l’est resté avec les chefs des milices. C’est une société qui ressemble en fait à un immense réseau, comme celui qu’elle utilise aujourd’hui pour communiquer. 

Ce billet a été écrit avec Pierre Célérier à Paris.

 

Imed Lamloum